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20. Argent

Black Friday : vous reprendrez bien un peu de dinde froide ?

Paul Soriano, 13 janvier 2020

Modifié le : 3 octobre 2021

L’opération commerciale de trop ? Pire : en y participant, on rend grâce (Thanksgiving) à l’Empire et à la foi qui l’anime : Thanks God it’s Black Friday !

C’était le mois dernier, ce sinistre Black Thursday du 31 octobre 2019. On a vécu un cauchemar éveillé : portant masques et panoplies de sorcier-sorcière, des cohortes d’enfants arpentent nos rues ; ils interpellent les passants et sonnent aux portes pour réclamer… des bonbons. On leur demande gentiment de rentrer chez eux mais ils ne comprennent pas, ils sont choqués… Les parents qui les surveillent de loin (qui sait ce qu’il y a dans ces bonbons, par les temps qui courent…) sont tout aussi réprobateurs… Faudrait-il les gifler (les parents, pas les enfants !), juste pour les réveiller ? Désespéré, on envisage de s’expatrier, mais où ? Halloween is everywhere… Une première tentative avait piteusement échoué, il y quelques années, la seconde est la bonne : la province, y compris ce chaudron gilet jaune où nous résidons, est convertie. Alléluia !

Et voilà que moins d’un mois plus tard nous récidivons avec le Black Friday, lendemain de Thanksgiving et coup d’envoi des « achats de fin d’année ». Harcèlement publicitaire, commerce débridé, surconsommation, émissions de CO2 par les véhicules de livraison à moteur thermique ? Bien sûr, mais jusque-là on est simplement dans l’absurde, le déraisonnable… Or le Black Friday n’est pas absurde, il est obscène, car rien n’est plus obscène que la servilité joyeusement consentie.

En faisant chauffer votre carte bleue ce jour-là, vous célébrez en effet (sans le savoir peut-être, et c’est pire) la bonne fortune des « pèlerins » qui remercièrent leur Dieu par une Action de grâce. Le Black Friday, c’est le lendemain encore festif d’une fête religieuse qui est aussi une fête nationale, mais pas la nôtre. En témoigne cette « proclamation » de George Washington (1789 !) :

Considérant que c’est le devoir de toutes les Nations de reconnaître la providence de Dieu Tout-puissant, d’obéir à sa volonté, d’être reconnaissantes pour ses bienfaits, et humblement implorer sa protection et sa faveur, et tandis que les deux Chambres du Congrès m’ont, par leur Comité mixte, demandé de recommander au Peuple des États-Unis qu’un jour public d’Action de grâce et de prières soit observé en reconnaissance aux nombreux signes de faveur de Dieu Tout-puissant, particulièrement en ayant donné au Peuple les moyens d’établir pacifiquement une forme de gouvernement pour sa sûreté et son bonheur.

Que les Américains soit « reconnaissants » (enfin, pas les autochtones bien sûr… ), on le comprend, mais nous ? Pourquoi diable devrions-nous commémorer, même indirectement, Thanksgiving, en singeant ce vendredi de gueule de bois où les pauvres gens se tapent les restes froids de la dinde en carton recyclé avant de foncer chez WallMart ou Amazon ?

Chose étrange, le laïcisme ombrageux qui nous enjoint de dire « bonnes fêtes de fin d’année » plutôt que « joyeux Noël » tolère ces célébrations spectaculaires dans l’espace public… Sous prétexte qu’elles se trouvent sécularisées (profanées ?) par le commerce ?

Il est vrai que la plus insidieuse des religions, celle qui a ramené les marchands au Temple, opère sans voile, ni « signe religieux » ostensible ; on la désigne par des termes plus techniques, soft power, par exemple, ou bien « american way of life »… Mais tout ça n’a rien de « religieux », voyons ! C’est de la « culture », ou même de l’entertainment  ! Et de fait, « tout ça » percole dans le cinéma, les séries télé, les médias, la pub, la pop et tout ce qui dessine et colore, peu ou prou notre « vision du monde ». Rien de religieux ? Oh my God !

Connaissez-vous Xavier de C***, auteur de L’Édit de Caracalla ou plaidoyer pour des États-Unis d’Occident (2002) ? Ne cherchez pas : dans cet ouvrage en forme de canular sérieux, un Debray masqué comme un Joker suggère au président des États-Unis de suivre l’exemple de l’empereur Caracalla qui, en 212, étendit à tous les hommes libres de l’Empire le droit de cité romain. Et de promouvoir ainsi les ci-devant colonisés en citoyens états-uniens à part entière. Mais c’est sans espoir : « car contrairement à l’Empire romain, l’Empire américain ne partage pas la décision. Un Syrien ou un Espagnol pouvaient devenir empereurs à Rome. Mais si vous n’êtes pas né aux États-Unis, vous ne pouvez pas en devenir le président. L’Europe a le statut d’un dominion… » On comprend leur réticence : les électeurs européens eussent probablement fait élire Hillary…

Trêve de lamentations, assumons gaiment notre asservissement ! A défaut de citoyenneté pleine et entière, nous répliquerons, promis-juré, par une attitude résolument citoyenne, en privilégiant boutiques et promotions décarbonées socialement responsables. Sustainable.

Billet du Carnet des médiologues, sur Marianne


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