« Et si je me trompe, je sais que vous me corrigerez » (Jean-Paul II)

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Nihilisme

La possibilité du nihil…

Pourquoi y a-t-il encore quelque chose plutôt que rien ?

Paul Soriano, 19 mai 2021

Modifié le : 2 août 2021

Deux petits mots, l’un de trois lettres (« non ») et l’autre de quatre (« rien », en latin nihil, et qui vont ensemble (on dit « il n’y a rien » plutôt que « il y a rien »), ont changé le monde en y introduisant l’impossible sinon l’impensable : au-delà du simple refus, le « non » exprime la négation de ce qui est, il dit le « non-être » ; les mots nomment non seulement les êtres mais aussi le « rien ».

Le moindre discours évoque des êtres qui ne sont pas là mais ailleurs, dans l’espace ou dans le temps, ou même des êtres qui ne sont plus de ce monde, les « morts ». Inversement, le langage est incapable de dire le présent, le « ici et maintenant », comme le montre bien l’exemple de l’horloge parlante [1]

Mais le « non » est aussi le déclencheur de toute discussion, du Café du Commerce à l’Académie. Ou sur Twitter. La thèse appelle aussitôt l’antithèse, et la synthèse elle-même n’est pas à l’abri d’un démenti ultérieur…

La philosophie commence par cette étrange question : « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ». La révolution chrétienne s’exprime par une série de négations : « il n’y a ni Juif, ni Grec ; il n’y a ni esclave, ni homme libre ; il n’y a ni homme, ni femme : car vous tous, vous êtes un en Jésus-Christ ». (Paul, Galates, 3:28) – ni homme, ni femme, la querelle du genre vient de loin.

Auparavant, le monde se contentait innocemment d’exister – encore que la capacité de certains animaux à simuler suggère qu’ils sont capables eux aussi de montrer, sinon de dire, ce qui n’est pas : « ce n’est pas pour de vrai » comme disent les enfants qui jouent (et les animaux jouent aussi) ou font semblant de…

Homo creator, lui, entend de surcroît s’affranchir de tout ce qu’il n’a pas créé lui-même - les plus hardis (ou les plus insensés) vont jusqu’à mettre en doute l’existence du Dieu créateur et, tant qu’à faire, du monde qu’il a créé, à l’exception de l’homme lui-même, ou plutôt d’ego cogitans (ergo sum), cela va de soi : plus nihiliste, tu meurs, c’est le cas de le dire.

Pas étonnant non plus que le nihilisme (la passion du néant ?) multiplie les paradoxes et les contradictions. Nietzsche l’a saisi dans toutes ses nuances et inconséquences : plutôt vouloir le rien que ne rien vouloir… Et si quand rien n’est vrai alors tout est permis, cela signifie que le nihilisme veut non pas le rien mais le tout, ou le n’importe quoi (rien n’est vrai mais tout est vraisemblable, justifiable…). Mais Nietzsche est surtout l’auteur d’un formidable portrait du « dernier homme » dont la ressemblance avec notre « bobo » occidental est saisissante…

Ce qui nous conduit au nihilisme contemporain…

De nos jours, ne sachant plus très bien ce qui est (ou est vrai), on fait plus confiance au « faire », notamment technique ; et faire, c’est aussi, en quelques sorte, nier ce qui est : en ce sens la technique est foncièrement « nihiliste », pas besoin d’avoir lu Heidegger pour s’en apercevoir…

À l’ère du numérique et des réseaux, les flux se jouent des frontières et autres limites qui « délimitent », ontologiquement, les êtres de toute nature, de l’amibe aux empires, en passant par les individus et les objets – de nos jours tellement « connectés » qu’ils deviendront à terme indiscernables…

Du coup, les identités et différences les mieux établies se déconstruisent et se reconstruisent à volonté : notre néant est passablement agité…

Les frontières temporelles sont elles aussi abolies, la fin de l’histoire (nihiliste) tourne et retourne à l’histoire sans fin. La chronologie cède aux anachronismes. La fiction même se fluidifie et se recycle indéfiniment : du bon vieux roman, avec un commencement et une fin, à la « série » interminable, où le mot « end » promet encore prequels, sequels et sidequels, sans oublier les remakes et autres recyclages.

Dans ces conditions, on est en droit de se demander si l’homme lui-même peut échapper à sa propre passion d’anéantissement. « Selon quelles présuppositions l’homme cesse-t-il d’être superflu ? » résume Paul Ricœur dans sa préface à l’édition française de la Condition de l’homme moderne de Hannah Arendt. À l’âge des robots intelligents, la question se pose à nouveaux frais.

Notes

[1Le temps de dire qu’il est 8 heures, 30 minutes et 15 secondes, et ce n’est déjà plus vrai ; c’est pourquoi l’horloge parlante dit : « au quatrième top, il sera… » (ou « il était »).


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