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Maîtres de l’argent

Colonisation économique (paru dans Médium 16-17)

Paul Soriano

3 juin 2008, modifié le 11 juillet 2020

Que font les maîtres de l’argent, les argentiers [1], à tout ce qui jadis et naguère se tenait en dehors de l’argent ? Le règne de l’économisme se dessine depuis deux siècles environ : Adam Smith publie La Richesse des Nations en 1776 alors que s’ébauche la révolution industrielle, la « grande transformation ». La phase aigüe de ce processus commence dans les années 1980, quand s’organise la subordination de l’économie à la finance, la « financiarisation ».

 Le miel et le pollen : la valeur libérée ?

De leur côté, les adeptes de l’ « économie du gratuit » et ceux que nous appellerons les « butineurs de la valeur » attachent le plus grand prix à la libre circulation de l’information, véhicule le plus « naturel » de la publicité et, partant, du commerce. Le cas des journaux dits gratuits est devenu banal à cet égard. Cette thèse conduit également à contester une appropriation de l’information susceptible d’interrompre le processus de création de valeur – à contrepied de la privatisation forcenée des biens informationnels, notamment par le dépôt de brevets parfois extravagants.
Google ouvre gratuitement à ses usagers un véritable espace public où les chalands expriment eux-mêmes, en temps utile, les « besoins » que manifestent leurs recherches sur Internet – ce qui a du reste valu à l’entreprise californienne un procès intentés par des journaux belges qui entendaient faire valoir leurs droits de propriété sur les informations qu’ils produisent. De même avec les sites communautaires dont les propriétaires (News Corps pour MySpace.com, Google encore pour YouTube.com) prennent bien soin d’en ménager le statut d’espaces publics. Dans la même perspective, la publicité doit éviter d’interrompre le spectacle à l’encontre des coupures de pub à la télévision. Les prothèses mobiles dont chacun de nous est ou sera équipé (ordinateur portable, téléphone mobile, demain les RFID [11] implantés, etc.) permettent de la même façon d’accompagner le chaland dans ses déplacements.

« Le miel et le pollen » est une autre fable des abeilles (après celle de Mandeville) qui permet de saisir le changement qui affecte la conception de la valeur. Un producteur de miel met en œuvre des moyens techniques (la ruche), ses propres compétences et un détournement des compétences des abeilles, persuadées de travailler à leur compte sur la flore (aliénées). Si les droits de propriété sur la ruche ne soulève pas de difficultés, ceux qui portent sur les abeilles sont problématiques, puisque c’est du libre affairement des insectes que notre homme tire toute sa richesse. S’il lui prenait fantaisie d’introduire un peu de discipline dans l’existence de « ses » ouvrières, en faisant valoir ses droits de propriétaire, il s’aviserait très vite de sa bévue. De surcroît, il porterait atteinte à un « bien public », la pollinisation, qui nourrit non seulement le producteur et les abeilles mais aussi toutes sortes de processus naturels (les experts estiment que la production de 35 % de la nourriture des hommes dépendent de la pollinisation). On pourrait écrire la même fable en changeant décor et personnages : substituer un éditeur (ou un rédacteur en chef) au producteur de miel et « ses » auteurs aux abeilles. Faute de pouvoir acquérir pleine propriété sur les personnes (l’esclavage étant un peu partout aboli), il pourrait les persuader de renoncer à leur vie dissipée pour s’engager contractuellement à produire du texte 35 heures par semaine…

Moralité : l’économie traditionnelle comme la fabrique de miel implante ses dispositifs de production artificiels sur des processus sociaux et naturels à l’origine de toute valeur, au risque de les perturber. Dans la néo-économie on s’inspire plutôt de la libre pollinisation par les libres abeilles, on conteste l’interruption de la vie par le travail… La plupart des innovations managériales se situent du reste dans cette perspective, jusqu’à « libérer » les travailleurs de leurs contrats et contraintes pour les laisser librement exprimer leur créativité, et quitte à contester l’interruption du travail par la vie… Encore faut-il équiper les collaborateurs (ou les consommateurs, c’est tout comme) de capteurs ad hoc. Observons que ce dispositif a été ébauché par Henry Ford ; on sait qu’il entendait verser des salaires élevés à ses ouvriers pour qu’ils puissent s’offrir le fameux « modèle T » : du coup, le travailleur ne quitte l’usine (propriété d’Henry Ford) que pour s’engouffrer dans une voiture Ford (propriété du travailleur) dont il fait, gratuitement, la publicité.
Mais s’il est clair que le néo-capitalisme est en passe d’établir de nouveaux rapports « révolutionnaires » avec la propriété, ce n’est, en définitive que pour favoriser l’appropriation finale de la valeur, fut-elle virtuelle (exprimée en unités d’argent électronique), mais toujours convertible en biens pour ses heureux détenteurs. Si l’on considère les trois dimensions de la propriété selon le droit romain, toujours en vigueur dans notre droit civil, on constate une subordination de l’usus (l’usage ou la gestion du bien possédé) et de l’abusus (la vente, l’aliénation du bien) au fructus qui comprend à la fois la rémunération du capital investi et la plus value à la revente de l’actif. La propriété éphémère devient un simple moyen, une étape dans la production de valeur. L’idéal est de pouvoir seulement emprunter en quelque sorte l’actif pour bénéficier de surcroît d’un effet de levier : un fonds d’investissement en « LBO » (Leverage Buy Out) emprunte à 5% pour investir le montant emprunté à 15% et revendre l’actif avec une plus-value. Mieux : on empoche la plus-value sans jamais voir ou toucher l’actif qui devient le simple support d’une différence (ou différance, avec règlement différé) : c’est exactement ainsi que procèdent depuis longtemps les spéculateurs sur les marchés du pétrole, des matières premières ou des produits alimentaires.
Des diverses façons de faire de l’argent - le travail et l’épargne, l’exploitation d’un capital productif ou la fabrique de l’argent – la dernière est de toute évidence la plus « dynamique » et la plus appréciée par les argentiers avertis. A leurs yeux, la propriété n’est plus qu’une formalité, les entrepreneurs des agents d’exécution et les travailleurs une variable d’ajustement.

 Mesure de la démesure

Si le règne de l’argent s’ébauche en même temps que celui des Lumières (coïncidence ?), il patiente donc jusqu’aux années 1980 pour prétendre à la pleine souveraineté. L’avidité et l’ingénierie financière dopée par l’informatique et gavée par le crédit facile feront le reste.
Le terme « financiarisation » désigne le développement à la fois extensif et intensif de la sphère financière. Si elle s’étend dans l’espace, dans le temps et dans le champ de la valeur (par la diversification des biens représentés par des titres), l’extraction de la valeur s’intensifie par le recours à toutes sortes d’instruments financiers plus ou moins spéculatifs, notamment les titres de titres – dont les sous-jacents ne sont plus des actifs réels, mais d’autres titres. Certains de ces instruments permettent à des agents, acheteurs de protection, de s’affranchir du risque en le transférant à d’autres, vendeurs de protection, moyennant rémunération. De manière plus polémique ou plus réaliste, financiarisation désigne aussi la conquête du pouvoir par les financiers et la soumission à leur loi de tous les producteurs de ces valeurs que les financiers se chargent d’extraire, d’accumuler et de manipuler à nos risques et périls.
Vingt ans après, c’est un peu court pour dresser le bilan détaillé des profits et des pertes, mais on perçoit assez bien les grands traits du règne de l’argent distillé par les argentiers. Nous en avons repéré cinq : abstraction, intégration, concentration, complexité, démesure, dont l’agent numérique est l’instrument à la fois docile et retors.

Notes

[11RFID : radio frequency identification. RFID tags : radio étiquettes.


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