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Maîtres de l’argent

Colonisation économique (paru dans Médium 16-17)

Paul Soriano, 3 juin 2008

Modifié le : 11 juillet 2020

Que font les maîtres de l’argent, les argentiers [1], à tout ce qui jadis et naguère se tenait en dehors de l’argent ? Le règne de l’économisme se dessine depuis deux siècles environ : Adam Smith publie La Richesse des Nations en 1776 alors que s’ébauche la révolution industrielle, la « grande transformation ». La phase aigüe de ce processus commence dans les années 1980, quand s’organise la subordination de l’économie à la finance, la « financiarisation ».

Abstraction, intégration, concentration, complexité…

La finance globale tire parti de la capacité d’abstraction de l’argent portée à l’extrême par l’argent numérique. Le terme même de « délocalisation » témoigne assez de l’indifférence aux territoires qui accueillent l’économie réelle. De ce point de vue, la « chaîne de valeur » à quoi se réduit une activité économique quelconque se décompose en éléments susceptibles d’être localisés là où (et aussi longtemps que) cet élément sera traité de la manière la plus efficiente. La finance permet de détenir ainsi des droits de propriété sur des actifs situés n’importe où dans le monde, ignorant tout de leur localisation, sauf si cette dernière est susceptible d’en affecter la valeur. L’économie se réduit ainsi à l’échange de créances et de dettes, à des calculs portant sur des valeurs estimées dans un temps lui-même totalement abstrait, bien différent du temps de la croissance organique, propre aux biens réels.

Abstraction ?

« Un produit dérivé est d’abord un contrat, conclu à un moment donné, pour une exécution dérivée, et dont le résultat est variable suivant des données externes. On l’appelle “dérivé” parce que son exécution dépend de la valeur d’une quantité externe, taux d’intérêt, taux de change, valeur d’une action, prix du baril de pétrole, voire température ou pluviométrie, quantité appelée le “sous-jacent” du produit dérivé » (André Lévy-Lang, L’argent, la finance et le risque, Odile Jacob, 2006).

De surcroît, la finance entend désormais constater et récupérer ses profits au plus tôt : d’où le « court-termisme » de l’économie financiarisée aggravé par les normes comptables et les technologies de l’information qui autorisent l’évaluation en continu (voir l’argent numérique).
L’intégration économique est parachevée par la mise en réseau d’un support homogène de l’argent : l’information. C’est ainsi que la défaillance des plus pauvres parmi les détenteurs de crédits immobiliers américains finit par causer des pertes substantielles à des banques suisses, allemandes, françaises et même chinoises.
L’intégration favorise la concentration de richesses déjà entreprise par l’argent analogique, richesses désormais « virtuelles ».

Concentration ?

En 2007, mille citoyens milliardaires en dollars détiennent à eux seuls plus de quatre mille milliards de suffrages.

La concentration physique induit la centralisation (du pouvoir), cette « hypercentralisation » dont on a souligné ce qu’elle doit au réseau, lequel n’est pas en soi, comme on l’affirme sans cesse complaisamment contre toute évidence, un facteur d’autonomie ; il peut aussi bien servir les stratégies et les organisations « oligopolistiques ». Du fait, dans notre économie en réseau, quelques très grandes entreprises constituées par fusions-acquisitions dominent les principaux marchés nationaux, continentaux, voire mondiaux, dans presque tous les secteurs d’activité
On sait que l’argent et la finance numériques se prêtent à la mise en œuvre de modèles mathématiques dont la complexité défie parfois l’entendement de leurs, a fortiori celui des dirigeants de banques et des régulateurs censés en contrôler l’usage.

Complexité ?

Les élèves qui suivent le mastère « Probabilités et finances » de Paris-VI doivent s’accrocher. « J’ai eu du mal au début, j’ai dû y consacrer beaucoup plus de temps que pour n’importe quel autre cours », avoue un Polytechnicien qui achève ses études à la London School of Economics de Londres, « un quart des élèves décrochent au début ». Le Monde, 16/5/06.

Le sinistre subi par la Société générale en janvier 2008 illustre ce point de manière canonique : selon la version encore officielle de l’affaire, un jeune trader a pu mettre en œuvre pendant au moins un an sa propre entreprise de trading au cœur même de la salle des marchés d’un établissement réputé, déjouant les contrôles internes et, du même coup, ceux des autorités externes de supervision. Certains analystes estiment que l’intéressé a même réussi à affoler la banque centrale des Etats-Unis : la Fed, en effet a abaissé en catastrophe son taux directeur face à l’effondrement des marchés auquel auraient contribué les ventes massives effectuées par la direction de la banque pour liquider les positions prises par son trader. Si cela est avéré, on aurait là une illustration parfaite de ce qu’on appelle le « risque systémique » au sein d’un réseau qui établit une improbable relation entre deux acteurs aussi éloignés à tous égards que Jérôme Kerviel et Ben Bernanke, président de la Fed.
Or on sait que la pertinence de ces modèles s’effondre en cas de crise face aux comportements irrationnels de panique, quand les actifs les mieux notés ne trouvent tout simplement plus d’acheteur sur aucun marché. Cette complexité fonde néanmoins le pouvoir (réel) et la maîtrise (présumée) des experts et des financiers. En même temps, et en dépit de l’intégration des systèmes, l’expertise engendre des cloisonnements (un autre paradoxe du « monde en réseau ») qui font échec aux contrôles et diluent les responsabilités.
Chacune de ces traits nourrit enfin la démesure, sans doute la caractéristique la plus spectaculaire de la finance globale : démesure des transactions, du crédit, des dettes, des bulles financières, des revenus, des patrimoines, des inégalités…

Démesure ?

Un trader américain à empoché trois milliards de dollars de bonus en 2007, ayant eu la bonne fortune de spéculer sur la baisse des actifs responsables de la crise. Trois milliards, c’est 200 fois la rémunération d’un patron de banque à la française qui dépasse à peine 10 millions (d’euros).

Une disproportion croissante affecte les nombres qui évaluent l’économie financière, comparés à deux qui mesurent l’activité réelle. En rapports de volume, l’économie financière ressemble à une montgolfière dont la nacelle habitée serait l’économie réelle.
Tous ces processus empruntent sa virulence à l’argent numérique, mais le zèle médiologique ne doit pas nous induire à exagérer les responsabilités de la technique dans les phénomènes associés à la finance globale. Certes, chaque crise périodique semble mettre en évidence de nouveaux types de risques engendrés par de nouveaux instruments financiers faisant mobilisant de nouvelles techniques. Mais l’histoire de ces crises révèle de remarquables similitudes dans leur déroulement. Si les technologies de l’information ont pu produire les effets ici décrits, c’est aussi parce que les puissances économiques l’ont voulu et, surtout, parce que les politiques l’ont permis, que ce soit par l’ouverture des frontières ou la déréglementation, la politique monétaire ou l’ouverture des vannes du crédit.

Singulière mondialisation « ultralibérale » dont chacun des traits devrait exaspérer les disciples de Bastiat, Mises et Hayek. Singulière « économie de marché » dont la spéculation dérègle délibérément les mécanismes de formation des prix. Singulier « socialisme de marché » qui laisse sans voix les socialistes…
Il est temps de quitter la scène pour explorer les coulisses où se trament, on l’espère, maints complots.



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