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Politique

Aux origines du mouvement des « gilets jaunes »

Occupons les ronds-points !

Paul Soriano

10 février 2020, modifié le 2 octobre 2020

Comment Édouard Philippe en visite dans un centre de formation des pompiers a allumé un incendie. Début février, une Tribune parue dans Le Monde (Les politiques opposés aux 80 km/h jugent acceptable que davantage de personnes soient tuées sur la route) nous ramène aux origines mêmes du mouvement des GJ. Petite contribution vécue à l’histoire d’un mouvement historique.

Une petite ville en jaune… On est à deux heures de Paris en voiture par l’autoroute, à 110-130 km/h, ou par le train quand il circule normalement. On n’est pas des ploucs ; nullement isolés du monde : les touristes sont nombreux y compris les brexiters (ici, on traverse encore la Manche avec le ferry)… On y fête même Halloween et le Black Friday ! On n’y clope ni plus ni moins qu’ailleurs, mais on carbure massivement au diésel, c’est vrai. Politiquement, on n’est pas encore très correct : le centre vote Mélenchon, la périphérie Marine Le Pen. Désolé, les amis…

Dans cette petite ville de la côte normande qui allait devenir un chaudron « gilet jaune » (GJ), la révolte a commencé à « cristalliser » près d’un an avant l’explosion : c’est le 11 décembre 2018 que le premier ministre se déclare « à titre personnel » favorable à un abaissement de la vitesse maximale autorisée sur les routes à double sens sans séparateur central. L’avant-veille de la mise en œuvre de la mesure, lors d’un déplacement en Seine-Saint-Denis dans un centre de formation de pompiers (authentique !) le 29 juin 2018, il déclare encore assumer « une forme d’impopularité » si c’est le prix à payer pour sauver 300 à 400 vies. Il allait être servi…

Ce qui a exaspéré les gens d’ici, c’est moins la mesure elle-même que ces déclarations, plutôt vertueuses pourtant et résolument anti-démagogiques, mais perçues comme une provocation : « il se fiche de sauver nos vies dont il n’a rien à faire, c’est nous qu’il cible nous les usagers des routes en question, les métropolitains à deux-roues s’en tamponnent… » Il faut dire qu’ici, on emprunte tous les jours les désormais fameuses « routes à double sens sans séparateur central » : pour aller travailler, déposer les enfants à l’école et les ramener à la maison, faire ses courses « au Leclerc », etc. Et « on » c’est bien souvent « elles », ne vous étonnez pas de voir autant et plus de femmes que d’hommes sur les ronds-points…

« Je ne le fais pas pour augmenter les recettes de l’État » a précisé le Premier ministre. Cette malheureuse précaution oratoire fait aussitôt entendre le contraire et c’est le soupçon, cette fois, qui se nourrit de la « vérité des chiffres » : la taxation du carburant, mais aussi du tabac et de l’alcool, ainsi que les recettes engendrées par les radars, véritables machines à cash (avant leur destruction massive par les révoltés), rapportent toujours plus : les hausses de tarif font plus que compenser la réduction de recettes entraînée par une moindre consommation. On le déplore bien sûr, mais on encaisse. Ces prélèvements thérapeutiques rapportent tellement qu’on finirait par espérer que les vices qu’elles combattent ne régressent pas trop vite… Comme disait saint saint Augustin : mon Dieu, donnez-moi la chasteté, mais pas tout de suite…

Curieusement, l’impopularité va surtout affecter le Président, dont on dit pourtant qu’il est défavorable à la mesure : par réflexe à la Pompidou peut-être (« arrêtez d’emmerder les Français ! ») mais, soucieux de ne pas désavouer son Premier ministre, il laisse faire. Qui sait ce qui se serait passé (ou pas passé) s’il avait écouté son instinct ? S’il avait ne fût-ce que « suspendu » la mesure, en trouvant les mots justes pour l’annoncer : car si les petites phrases sont souvent le déclencheur des fièvres populaires, elles en sont aussi parfois le vaccin…
Notre petite ville a retrouvé son calme. Une « fièvre » chasse l’autre, jaune (aigüe), verte (diffuse), grise (les retraites), et à présent une vraie fièvre, « bio », venue de loin… Reste à expliquer comment une mesure, coercitive certes, mais rationnellement, économiquement et moralement argumentée, une mesure dite courageuse (« au risque de l’impopularité »…) peut tourner au désastre politique ?

On peut toujours incriminer le peuple (des GJ), blâmer des réactions stupides, irresponsables et ingrates (détruire les radars destinés à nous sauver la vie !), voire criminelles : sur les réseaux sociaux des amis du pouvoir ont soutenu que les GJ avaient « tué » les victimes causées par la destruction des radars !
Cette mesure rationnelle était-elle pour autant raisonnable, dans un contexte d’exaspération dont les signes se multipliaient ? Quelle forme d’aveuglement politique peut faire méconnaître que le peuple a ses raisons que la raison (technocratique) ignore ?

En d’autres termes, quel genre de démocratie pouvez-vous espérer si vous considérez les citoyens comme des enfants irresponsables qu’il faut sans cesse, et pour leur bien, surveiller et punir, tout en leur refusant par ailleurs, dans leurs territoires, les attentions et les services minimum ?

L’Empire du bien, ou du bien-être, un Empire colonial en somme, qui entend « apporter la civilisation » à des autochtones rétifs, est-il seulement compatible avec la démocratie ?


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