La guerre étant, comme chacun sait, la continuation de la politique conduite par d’autres moyens, il n’est pas surprenant que l’usage se soit élargi du militaire au politique –reconduire à la frontière ; violer, défendre, franchir une frontière ; tracé de la frontière, incident de frontière… – avant de franchir plus récemment les… frontières de cette première acception. Le terme est parfois employé avec valeur d’adjectif (pour frontalier) : zone, poste, ville frontière.
Qui dit frontière dit gardes-frontière. Ils se répartissent en deux corps de fonctionnaires, police générale et police économique (douaniers). Leurs adversaires sont les passe-frontière, les contrebandiers notamment, à ne pas confondre avec les travailleurs frontaliers qui franchissent les frontière sans violer celles de la légalité.
Naturelle, la frontière ? La convention lui convient mieux. Le relief ne naît pas frontière mais le devient lorsqu’on tire parti d’un obstacle naturel, fleuve ou montagne, pour en manifester l’institution, avec une prédilection pour les formations qui ménagent un passage, col ou gué. Toutefois, la façon dont certains animaux délimitent leur territoire (en urinant sur les « bornes » par exemple) a quelque chose de pré-symbolique. De là à conclure que la barrière des espèces est en réalité une frontière, il n’y a qu’un pas, récemment franchi par les biologistes.
Notre concept se prête à toutes sortes d’extensions. Géographique d’abord avec des frontières qui ne sont pas vraiment politiques : frontière linguistique ou séparant/reliant des civilisations, l’Orient et l’Occident, par exemple. On note une acception sociale (entre deux classes) ou mixte : entre deux espaces urbains, l’un bourgeois, l’autre populaire. Depuis le XVIIIe siècle, enfin, le mot en vient à désigner n’importe quelle limite séparant des domaines concrets ou abstraits. Même dans le registre politique, une expression comme « nouvelle frontière » s’entend plutôt symboliquement, avant d’être capturée par le commerce du tourisme.
Un concept dialectique
L’essence même de la frontière est de réunir de manière indissociable deux notions généralement opposées : la séparation et le passage. La frontière est donc en quelque sorte un concept « dialectique » : amputée de l’un de ses termes, elle dégénère. Une frontière que l’on ne passe pas s’appelle un mur, frontière dégénérée. On comprend bien ce que veut dire « mur de la honte », tandis que « frontière de la honte » n’a pas de sens. Or, depuis la chute du mur de Berlin et l’abolition de tant de frontières, en Europe notamment, des murs s’érigent sur tous les continents et jusqu’au cœur des villes. Mais un mur peut regagner un peu de la dignité attachée à la frontière lorsqu’il est percé d’une porte que l’on peut ouvrir ou fermer.
A contrario, abolir les frontières « pour permettre la rencontre et l’échange de toutes nos différences » (comme on dit en langue de poix ordinaire) conduit à une pure aporie : les « différences » ne sauraient en effet naître et se perpétuer qu’à l’abri d’une frontière concrète ou abstraite et leur rencontre la requiert logiquement.
C’est ainsi que la notion derridienne de « devoir inconditionnel d’hospitalité » appelle une sérieuse déconstruction. Rien n’est plus « conditionné » que le devoir d’hospitalité puisqu’il nécessite pas moins de trois conditions : des autres (on n’accorde pas l’hospitalité à ses parents ou à ses proches, seulement aux étrangers) ; un chez-soi (un lieu d’exercice de l’hospitalité) ; et enfin une porte (une frontière) que l’on puisse ouvrir ou fermer. A défaut, on se heurtera au mur de l’indifférence.
No limits
Il n’en demeure pas moins que dans le monde globalisé, la tendance est clairement à l’abolition de toutes les frontières, concrètes et abstraites. Globalisation ne signifie du reste rien d’autre que libre circulation des produits, des capitaux, de l’information et des hommes. A noter que le Français traduit couramment et à tort l’américain globalization par « mondialisation » qui signifie transfrontière tandis que « global » veut dire sans frontières. La nuance n’est pas mince. La figure topologique du global est le réseau qui ne saurait connaître de frontières, tout au plus des interfaces. On peut certes délimiter des domaines fermés avec identifiant et mot de passe « dans » le réseau, mais les internautes et les hackers y décèlent à juste titre quelque chose de contre-nature (d’étranger à la nature du réseau). Déjà, dans le monde physique, les frontières politiques introduisent des ruptures de charge dans les réseaux de transport, dont elles affectent la fluidité.
Outre les reporters et les médecins, la liberté et le commerce, l’art et la pensée, tout est ou se veut désormais « sans frontières ». L’Union européenne est à cet égard un ensemble politique original – bien qu’elle délègue encore aux États membres la garde un peu honteuse des frontières extérieures. Pour le reste, le mot d’ordre est : no limits.
Quand l’hypertexte pulvérise les frontières de l’écrit, comment discerner encore l’œuvre originale de la copie ou du plagiat ? De même pour les œuvres d’art qui tendent à inclure le public dans leurs installations. Tombeau de l’auteur et de ses droits (d’auteur) qui annonce peut-être la dissolution du sujet et de ses droits (de l’homme). De la même façon, les communautés se métissent, les institutions – de l’entreprise à la famille en passant par les gouvernements d’ouverture – se déstructurent en réseaux. Plus de limites entre les âges de la vie (adulescents, de la puberté à la retraite), le travail et le loisir, la présence et l’absence. Abolies les distinctions entre le public et le privé, le normal et le pathologique, le mécanique et le vivant, la guerre et la paix, la réalité et la fiction, l’info et l’intox, le spectacle et le spectacle. Et tandis que s’estompe la différenciation sexuelle, le génie génétique entreprend de lever la barrière des espèces. Seule subsiste encore – pour combien de temps ? – une frontière déjà incertaine entre la vie et la mort [2].
« Je » sans frontières
Mais comment l’animal arpenteur, grand producteur de formes devant l’Eternel qui le forma lui-même à son image, en vient-il à ressentir comme une oppression ou un défi, non seulement toute limite extérieure mais aussi bien ce corps qui lui assigne des bornes dans l’espace et le temps ? Serait-ce le destin de Narcisse après la traversée du miroir où se dispersent ses reflets ? Ou bien l’effet d’une aliénation par les dispositifs qui nous enjoignent sans cesse de nous dépasser pour atteindre des objectifs (les nôtres ? les leurs ?) toujours repoussés : consommation sans limites, innovation sans borne, argent sans fin…
Des dispositifs dont on ne sait plus très bien du reste s’ils nous cernent où s’ils nous hantent, faute de pouvoir tracer la frontière entre moi et ce qui n’est pas moi.