Lorenzo Soccavo a été bien inspiré d’intituler son ouvrage Gutenberg 2.0 plutôt que Livre 2.0, par exemple. En effet, la numérisation des contenus éditoriaux bouscule les catégories dont, peut-être, celle-là même que constitue le livre parmi les différents supports de l’écrit. L’auteur consacre du reste un important chapitre à la presse où les effets de la numérisation sont sans doute aujourd’hui les plus spectaculaires.
Il faut dire que le livre, le bon vieux livre de papier, ne se laisse pas lui-même si facilement catégoriser. Il a une histoire, c’est-à-dire des origines (bien antérieures à Gutenberg 1.0), des étapes et peut-être une fin : « Nous avons tendance à oublier que les livres, éminemment vulnérables, peuvent être supprimés ou détruits. Ils ont leur histoire, comme toutes les autres productions humaines, une histoire dont les débuts mêmes contiennent en germe la possibilité, l’éventualité d’une fin », ainsi que nous le rappelle George Steiner dans Le silence des livres.
Cette fin du livre, Lorenzo Soccavo la réfute en affirmant la permanence d’une certaine idée du livre à travers ses métamorphoses passées et, surtout, à venir, en réponse au défi du « numérique ».
Il est vrai que le livre n’est pas tant un objet qu’un « hyperobjet » comme on dit aujourd’hui pour signifier qu’il est multidimensionnel. Comme objet, déjà, il se présente sous trois aspects au moins : objet technique, objet industriel et objet de commerce. Il possède à l’évidence une dimension intellectuelle, en tant que support de toutes sortes d’écrits, dont les plus prestigieux expriment et communiquent le récit et la pensée : le livre, cette « brique élémentaire » de la pensée occidentale, comme le dit Michel Melot, Conservateur général des bibliothèques. Mais il existe bien d’autres sortes de livres… Sa large diffusion, sa valorisation, les soins qu’on lui prodigue dans nos sociétés « cultivées » lui confèrent aussi une dimension culturelle, jusqu’à en faire un marqueur social.
Les choses se compliquent encore quand on évoque les relations et corrélations qu’entretiennent, avec cet objet matériel singulier, les diverses institutions du livre (dont les « auteurs » et leurs « droits »), les formes culturelles et intellectuelles de ses contenus, sans oublier les modèles économiques. Bien avant l’épreuve de la numérisation, ces relations ont connu des mutations importantes dans l’histoire des révolutions techniques précédentes : format « codex » et matériau papier, manuscrit, imprimerie (Gutenberg 1.0), industrialisation et développement du commerce des livres, première révolution informatique (traitement de texte, logiciels d’édition), avant que la seconde (Internet) ne mette en circulation des textes désormais numérisés…
Nul doute, par exemple, que la figure de l’auteur s’est progressivement consolidée au fil des transformations de l’objet livre, depuis l’âge des manuscrits dont les œuvres accueillaient divers contributeurs, souvent anonymes, jusqu’à l’âge industriel où la division du travail consacre l’auteur dont le nom, s’il est un best-seller, s’affiche ostensiblement sur la couverture ou le bandeau publicitaire. A cet égard, il semble bien que les évolutions en cours raniment des pratiques éditoriales originelles et d’anciens métiers que Gutenberg 2.0 nous restitue en les rapprochant de leurs équivalents modernes : scriptor (spécialiste du copié-collé), compilator (agrégateur de contenus), commentator (comme sur les blogs) et enfin auctor (l’auteur, mais ici engagé dans un processus collectif) : « en somme, remarque Lorenzo Soccavo, les moines du Moyen Age avaient inventé le wiki, mais sans l’informatique ».
Ainsi, même si l’on admet une permanence de l’essence du livre dans les métamorphoses de l’objet, il reste que bien des réalités, matérielles et immatérielles, attachés au livre de papier sont profondément affectées. C’est le cas pour le droit d’auteur, dont il faut bien reconnaître qu’il est fondé sur un artifice consistant à estimer, sinon l’insaisissable valeur de l’œuvre, du moins la rémunération due à l’auteur, calculée en pourcentage du prix de vente du support matériel de son œuvre. Du coup, et eu égard aux conditions (difficiles) dans lesquelles s’effectue la distribution des livres, la part de l’auteur se révèle trois ou quatre fois inférieure à celle du libraire qui pour autant ne roule pas sur l’or ! Bien entendu, la transformation du mode de production et de distribution des livres, plus radicalement la mise en cause de la division du travail éditorial, ne peut qu’ébranler ce dispositif : or c’est justement ce qui advient à l’ère de Gutenberg 2.0.
En multipliant un produit de facteurs (le livre) par un autre (les TIC) on obtient donc… une complexité effarante qui devrait intimider les plus hardi prospectivistes. Fallait-il s’y risquer ?
Armé de la double culture d’un digital immigrant (par opposition aux digital natives du peuple des connecteurs), culture du livre, culture du numérique et du réseau, Lorenzo Soccavo a su trouver un bon positionnement pour cet ouvrage, par rapport à son propre blog de veille et d’échanges, Nouvolivractu. Un livre sur les métamorphoses du livre doit en effet, pour être crédible, trouver sa place dans le cours de ces métamorphoses, et ainsi justifier son existence par rapport à d’autres modes de publication traitant du même sujet [1].
On lui saura gré de s’être tenu éloigné de deux catégories de commentateurs peu fréquentables : celle des fondamentalistes (« touche pas à mon livre ! ») et celle les exterminateurs (« vivement qu’on s’en débarrasse ! »).
Un utile regard historique sur le livre (tout court) se prolonge par une analyse des premières tentatives de diffusion de livres électroniques à la fin du XXe siècle et s’enrichit d’un diagnostic sur les échecs commerciaux qu’elles ont connus. Pour ce qui est de la nouvelle vague d’innovations, les aperçus techniques sont formulés de manière très pédagogiques et bien resitués dans leurs applications industrielles, comme dans leurs perspectives commerciales.
Mais la principale valeur ajoutée de l’ouvrage réside à nos yeux dans les grilles d’analyse et d’interprétation judicieusement « calées » sur la chaîne du livre. Cette approche permet d’en découvrir à la fois les acteurs et les ouvertures stratégiques qui s’offrent à leurs initiatives.
Enfin, si Gutenberg 2.0 se propose d’abord de fournir au lecteur un bagage d’informations et de concepts pour entreprendre son propre parcours prospectif, il est néanmoins porteur d’une thèse, en forme de programme : « Passer, du livre objet au livre-bibliothèque, du livre unique au livre interactif, du livre figé au livre multimédia, et du livre personnel au livre en réseau, c’est-à-dire du livre individuel au livre participatif ». Gutenberg 2.0 annoncerait en somme l’épiphanie du livre, la révélation de toutes ses potentialités.
Mort (du papier) et transfiguration (du livre) ? Si la déconstruction numérique du codex conduit à une prolifération de formats adaptés à toutes sortes de supports et de pratiques, l’hybridation des modes de lecture et d’écriture peut aussi laisser toute leur place aux livres à l’ancienne.
Car si nous devions opposer une objection à l’auteur, elle prendrait la forme de ce paradoxe : les prétendus handicaps du livre (de papier), à commencer par sa « clôture », ne sont-ils pas en réalité ses principaux atouts ? Est-il bien sûr, par exemple, que le numérique introduit de l’interactivité dans un objet et une pratique qui en étaient jusqu’ici totalement dépourvus ? Eh bien justement non. Rien n’est décidément plus interactif que la lecture d’un livre. Sans jamais rien cliquer, tout lecteur emporté par le texte pourtant immobile ne cesse d’établir des liens imaginaires avec un univers (un réseau ?) qui le déborde de toutes parts. On peut même se demander si l’introduction d’un dispositif technique d’interactivité (les liens de l’hypertexte) ne risque pas de faire obstacle à l’interactivité symbolique qui hante tous les bons livres. N’est-ce pas déjà le cas lorsque nous regardons un roman « adapté » au cinéma : un déficit d’interactivité ?
La bibliothèque imaginaire ressemble certes plus à un inextricable réseau de références croisées qu’à ces alignements figés d’ouvrages achevés que nous nommons communément « bibliothèque ».
Et encore faudrait-il inclure dans ce réseau, les livres que l’on a à peine parcourus, ceux dont on à seulement entendu parler, ceux que l’on a lus et oubliés, mais dont on peut néanmoins légitimement parler, si l’on en croit Pierre Bayard, un universitaire qui sait Comment parler des livres que l’on a pas lus [2].
Frères lecteurs, ne sommes-nous pas tous habités par un hypertexte qui ne doit rien aux liens HTML ?
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Mais trêve d’objections et de questions rhétoriques qui suggèrent un peu trop visiblement la réponse. Cette préface n’avait d’autre motivation que de dire tout l’intérêt et le profit tirés de la lecture de cet ouvrage. Et la conclusion nous est de surcroît offerte par son auteur :
« Au fond, ce livre ne vous fait que cette unique promesse : tous vos rêves de lecteurs sont sur le point de se réaliser ! »
Séduisante et habile promesse, dès lors que Gutenberg 2.0 invite le lecteur, rendu « actif », à devenir lui-même le réalisateur de ses rêves : ce qui est, après tout, une assez bonne définition de l’auteur comme de l’artiste en général.
Paul Soriano.
Paul Soriano est président de l’Irepp, Institut de prospective de La Poste. Il vient de co-publier avec Régis Debray, directeur de « Medium », le numéro 10 de cette revue (janvier-mars 2007), intitulé « Le numérique en toutes lettres » et consacré aux médias de papier à l’ère numérique.