« L’aigle va fondre sur la vieille buse »
« C’est chouette comme métaphore, non ? »
« C’est pas un métaphore, c’est une périphrase »
« Oh, fais pas chier ! »
« Ca, c’est une métaphore ! »
(Michel Audiard)
Si les figures du discours permettent de concrétiser rudement l’ineffable (quand la mort, par exemple, vous fait manger les pissenlits par la racine [1]), on peut aussi bien exhausser le trivial en inversant, cul par-dessus tête, la relation entre l’abstrait et le concret. Ce procédé est sans doute moins fréquent, réservé aux élites, mais il affecte couramment la langue savante où il produit un effet de pédanterie : ainsi du « référentiel bondissant » (ballon) ou, anticipé par Gracq, les « services de proximité » (l’épicier du coin). En leur temps, les Précieuses ont donné à ce ridicule ses lettres de noblesse. Plus récemment le politiquement correct en propose une version bien-pensante. S’agissant de ménager la pudeur – ou mieux : de l’irriter sans avoir l’air d’y toucher – l’élision pure et simple du terme malsonnant permet de dire sans le dire tout en le disant de manière plus subtile que par la métaphore ou la paraphrase euphémistiques. Avec effet boomerang : l’euphémisme souligne ce qu’il entend dissimuler.
Ne pouvant se contenter d’appeler un chat un chat, le dictionnaire est contraint d’abstraire le concret, notamment dans la définition par l’espèce et le genre (Socrate est un homme, un primate, un mammifère, etc.). Un bon dictionnaire précisera toutefois qu’au sens figuré, « primate » désigne un individu mal dégrossi, une brute. Sage précaution car l’abstraction ménage des rencontres problématiques, celle de l’homme et de l’animal, en particulier : de « l’homme appartient à la catégorie des animaux » peut-on inférer sans rire que l’homme « est » un animal ?
La définition réductrice n’est pas toujours innocente et peut viser à rabaisser : ainsi de la culture (l’espèce) définie comme « réponse adaptative à un milieu » (le genre) – définition dont chacun sent bien qu’elle est à la fois terriblement vraie et radicalement insuffisante, voire malveillante. Les intellectuels bourgeois qui n’aiment rien tant qu’épater le bourgeois sont particulièrement friands de ce procédé qui offense à peu de frais le sens commun.
A l’opposé du cynique, nous devons aux poètes d’innombrables bonheurs d’expression dans la transfiguration du vulgaire, du banal ou du destin de toute chair – voyez l’épigraphe. Mais si les plus grands pratiquent sagement l’économie des moyens, tant de rimailleurs, hélas, souffrent et nous affligent de terribles incontinences métaphoriques, aujourd’hui comme hier et pas moins que demain.
De tous les jeux opérés avec des mots, les plus « matérialistes » ou plutôt « matiéristes » sollicitent le sens et le contresens par l’intermédiaire du seul matériel verbal, du signifiant. Le calembour, cette fiente de l’esprit qui vole (Victor Hugo), joue sur la ressemblance phonétique de deux signifiants (homonymes ou paronymes) pour suggérer un rapprochement plus ou moins incongru mais qui peut donner à réfléchir. Dire que « le massage c’est le médium » est assez amusant sans être pour autant insensé. On sait l’usage un peu trop systématique qu’en fait la philosophie postmoderne, notamment l’école lacano-derridadaïste. Le confrère journaliste du philosophe n’est pas manchot non plus dans l’art de derrider, comme en témoigne un admirable faire-part nécrologique de Libé : « Tout fout Lacan ». L’intéressé n’eût pas dit mieux.
A deux pas du calembour, la paronomase (figure qui joue sur la paronymie ou simple ressemblance de deux termes) tel ce nouage des nous qui fait d’un tas un tout n’est peut-être rien d’autre qu’un clin d’œil phatique destiné à capter l’attention et la complicité du lecteur/auditeur. Parente lettriste du calembour, la contrepèterie, presque toujours grivoise, opte résolument pour la fiente.
On rapproche aussi, non pas des mots et des expressions sur la base d’une ressemblance phonétique, mais deux « jeux de langage » différents. « Dieu est mort, l’Homme est mort, et moi-même je ne me sens pas très bien » (Woody Allen ?) : ici, l’irruption du quotidien dans le philosophique annonce inéluctablement « Je vous avais bien dit que j’étais malade » lu sur une pierre tombale, qui console de tant d’inscriptions pieuses. Le médiologue se monte assez coutumier de ce genre de figure : « L’Éternel ne fait pas ses commissions lui-même, il a un besoin structurel d’agents de transmission » (Abécédaire de médiologie, article « Ange ») où le théologique se commet avec le domestique avant de bifurquer vers le techno-scientifique. Mais la formule ne prête ici à sourire que pour mieux donner à penser.
Une variante consiste à transférer le vocabulaire d’un jeu de langage dans la syntaxe d’un autre, toujours avec effet de contraste entre le vulgaire et le noble.
Le pastiche en est une autre, qui parasite la syntaxe singulière ou le « style » d’un auteur par des termes ou des thèmes qui lui sont étrangers. Dira-t-on qu’on ne joue plus ici de la matière mais plutôt de la « forme » ? Voire… Pasticheur émérite, Proust, en conclusion de son Sainte-Beuve en livre le secret : « je distinguais bien vite sous les paroles l’air de la chanson, qui en chaque auteur est différent de ce qu’il est chez tous les autres… j’avais cette oreille-là fine et juste pour sentir entre deux impressions, entre deux idées, une harmonie très fine que d’autres ne sentent pas. » Et d’en souligner ailleurs, assez trivialement du reste, la vertu thérapeutique : « Pour ce qui concerne l’intoxication flaubertienne, je ne saurais trop recommander aux écrivains la vertu purgative, exorcisante, du pastiche » (« À propos du “style” de Flaubert »). Le corps, le corps toujours recommencé… Jacques Laurent pousse encore plus loin le bouchon : « Le critique qui d’une œuvre ténébreuse rend compte ténébreusement est ridicule parce qu’il imite les gestes du matador mais reste sur les gradins. Le pasticheur descend dans l’arène. Il s’est muni de la même cape et de la même épée que le matador dont il veut critiquer le style. Seulement, cette critique, il la fait devant le taureau. » (préface à Dix perles de culture).
Le renversement médiologique de la cause et de l’effet (ce que l’on croit être la cause est en réalité l’effet, c’est la chair qui s’est fait Verbe…) n’est pas à proprement parler une figure de style mais joue néanmoins à surprendre nos habitudes de lecture : « Ce sont les Apôtres qui “font” le Messie, les reproductions qui construisent l’original, les machinations impures de la technique qui font resplendir les manifestations singulières de la vie » (Abécédaire de Médiologie, article « aura »). Il faut certes prendre au sérieux l’affirmation, mais cum grano salis et clin d’œil incorporé : vous êtes invités à méditer cette troublante affirmation. Le procédé devient plus apparent quand l’assertion adopte sagement la figure rhétorique du questionnement (« Et si c’était les copies qui faisaient l’original ? », in Abécédaire, art. « original »).
Que l’on se fâche ou qu’on prenne le parti d’en rire, il y a toujours, à l’origine des effets du jeu de mot, un malentendu [2] (la surdité est une source inépuisable de calembours involontaires), une confusion, un sens propre pris pour un sens figuré ou vice versa, une projection maladroite d’un ordre dans un autre… Et aussi le sentiment que quelque chose ne va pas, que c’est arbitraire, ou absurde, ou comique, ou odieux. L’issue de l’affect produit par cette anomalie diffère, mais toujours « ça » fait et dit quelque chose. Le rire requiert non seulement l’émotion – les meilleurs raconteurs d’histoires dramatisent, font monter la tensions chez l’auditeur avant la chute – mais aussi autre chose qui relève non de l’affectif mais du cognitif : une bonne histoire c’est toujours deux histoires – en général le sens propre et le sens figuré. Au plus simple : « – Comment ça va ? – À pied ! ». Ou, trait classique d’humour anglais, ce lord anglais qui lance à Darwin « Je veux bien croire, Monsieur, que votre famille descend du singe, mais pas la mienne » (biologie versus biographie).
Le comique témoigne d’une certaine hiérarchie des valeurs, certes un peu bousculée mais encore prégnante : on doute, mais on ne croit pas encore vraiment que l’homme est un animal ou le sujet une illusion (qui, alors, serait illusionné ?) ; sinon il n’y aurait rien de drôle à les rapprocher, aucun affect ne trouverait dans le rire une voie pour se décharger.
Un « esprit fort », adepte des explications du supérieur par l’inférieur, se trahit lui-même en s’esclaffant d’une mauvaise blague (où un homme se comporte comme un animal ou une chose) qui devrait pourtant le laisser impavide s’il adhérait sans écart à ce qu’il professe et s’il n’était habité par la conviction pascalienne de l’irréductibilité des ordres. Le ricanement du cynique est le plus sûr témoignage de vacuité de sa prétendue lucidité. Solidaire de sa classe, l’épateur de bourgeois s’épate lui-même.
A l’inverse, le tragique est sans issue. Les pleurs, les cris et les trépignements laissent la situation inchangée, l’affect tourne en rond, sans cesse recyclé car le conflit des valeurs est ici « horizontal » en quelque sorte : Antigone a raison et Créon n’a pas tort. Nulle autorité extérieure et supérieure, nul juge, n’est en mesure de trancher le conflit, nulle dialectique de le résoudre par le haut. Le spectateur est lui-même sans recours. On est donc fondé à penser que le tragique n’a pas sa place dans une société bien ordonnée, hiérarchique ou organique. Il ne peut survenir que lorsque l’ordre social et idéologique est quelque peu lézardé (il n’y a personne pour trancher) – ménageant du même coup un espace pour certaines formes de comique, incarnées par le bourgeois gentilhomme ou le Tartuffe (conflit de valeurs encore hiérarchisées). Et c’est peut-être aussi pourquoi il n’existe pas de tragique chrétien à proprement parler : le christianisme et plus généralement le monothéisme laissent présumer un jugement possible, voire certain, au bout du compte. La Pietà se désole, s’effondre, elle ne trépigne pas, ni ne s’arrache les cheveux. Même observés en terres chrétiennes ces « comportements tragiques » ne sont peut-être pas très catholiques.
Le Christ ne rit pas, mais il ne manque pas d’humour, comme en témoigne entre autres le fameux calembour médiologique de l’Évangile sur le nom du premier apôtre : « tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église » (Matthieu 16, 18-19), un des rares exemples de calembour multilingue. Mais si le tragique nous épuise et nous laisse sans recours, le comique est notre affaire, exclusivement, parce que nous sommes faillibles et que nous le savons. Dans sa perfection omnisciente, le divin ne saurait commettre les « bévues », s’exposer à l’équivoque comme aux jouissances que prodiguent les télescopages de son, de sens ou de registre. Le Verbe, avant de se faire chair, ne connaîtrait-il que le sens propre, privé d’humour ? Dieu ne saurait davantage goûter la poésie qui sollicite l’ambiguïté et moins encore le suspense du roman policier, du moins avant de s’incarner, comblant (creusant ?) ainsi en Lui-même un manque de manque.
Humain, trop humain, le comique se trouve culturellement, historiquement déterminé. Ce qui est drôle à une époque ou sous l’emprise d’une médiasphère ne l’est plus à la suivante. On rit (aujourd’hui) des spectateurs épouvantés par l’entrée du train en gare de La Ciotat lors de la projection du film des frères Lumière. On ne rit presque plus de voir un quidam parler tout seul dans la rue, parce qu’on présume qu’il téléphone ; ni de quelqu’un qui parle à une machine – à sa voiture par exemple – parce que celle-ci répond ou obéit. Le « geek » de l’hypersphère doit déjà sourire de la disproportion entre les moyens et les fins dans la débauche d’efforts et de dépenses consentis pour produire un livre ou un journal de papier. On rira demain, on l’espère, de calembredaines auxquelles nous croyons aujourd’hui sans sourciller, sous caution scientifique.
D’une certaine manière le médiologue, comme l’ethnologue, l’éthologue ou l’historien perd bien des occasions de rire dès lors qu’il découvre la logique impeccable de certains comportements exotiques, hilarant pour le commun des mortels, parce qu’ils confondent absurdement à ses yeux l’ordre des choses et celui des vivants ou des dieux.
Ayant pris le parti de vulgariser quelque peu le sublime, peu porté en conséquence à la pédanterie, et sans vocation particulière à offenser la pudeur ou blesser le croyant, le médiologue doit déployer des trésors de délicatesse pour se garder du scabreux. Cette voie étroite délimite en quelque sorte une éthique ou une déontologie de la discipline. Ainsi, dans le numéro 23 de Médium, la rubrique « un objet » traite de l’hostie : songez à quoi vous avez échappé, si ce sujet eût été confié à tout autre que notre ami Michel Melot : que nul n’entre en médiologie s’il n’excelle à marcher sur des œufs.
Le médiologue bronche devant le diagnostic radical de McLuhan (le message, c’est le médium), du reste mal compris, parce cette fois cela semble too much et qu’il faudrait alors se demander ce que vaut ce message-là indépendamment du médium qui le diffuse. Le message médiologique est nécessairement transcendant aux médiasphères ou alors il n’est rien.
Par bonheur, entre le scabreux qui concrétise sans vergogne et le pédant qui ne saurait se salir la bouche, il reste place pour l’humour, qui tient pourtant un peu des deux, en équilibre. L’humoriste, lui aussi, chemine sur une voie étroite où il lui faut garder la maîtrise des collisions de sens qu’il organise, surtout quand il s’expose lui-même à l’autodérision. Il est révélateur que l’apologue médiologique par excellence joue du détournement d’une espèce de « blague » : si quand le sage montre la lune, le médiologue regarde le doigt, n’allez pas le prendre pour un parfait idiot.