Tout esprit et matière, le numérique manque de chair. Affichés sur les écrans, les corps sont visibles et audibles mais, pour le reste, inodores, sans saveur et intangibles. En dépit du porno en ligne, le numérique est aussi sensuel, calculateur et business oriented qu’un négociant puritain.
Pourtant, le numérique est performatif, il agit sur le monde réel et les êtres vivants qui l’habitent, leur comportement, leurs institutions, cultures et idées. Mais il agit médiologiquement, en interaction : action-réaction, le résultat peut être détonant.
À la fin était le Nombre. Dans le body-building comme dans la vie, on (se) mesure. Notez-vous les uns les autres ! Le règne de l’argent, c’est encore l’empire du chiffre où excellent désormais les ordinateurs du trading haute fréquence. La « société de l’information », c’est déjà une vieillerie, à l’âge où le calcul des datas se substitue au Verbe, où la chair est codée par l’ADN, où l’intelligence algorithmique triomphe du cerveau humain qui l’a conçue.
Et en même temps, sur la terre exténuée par nos industries, le charnel et le libidineux exultent. Le sport est partout (sauf dans les cours d’EPS) : vivre longtemps en bonne santé avec un corps parfait. Le kamikaze ne (se) donne la mort qu’en vue de vivre et jouir éternellement. Les corps exposés se parent, jusque dans leur chair, de tatouages et de piercings, et le voile qui les recouvre, ici ou là, témoigne aussi à sa manière de l’empire des sens. Au théâtre, comme sur le pont d’Avignon, on y danse, on y danse…
Non, ceci (la technoscience) ne tuera pas cela (le religieux) : on voit même émerger une religion transhumaniste de la technologie qui eût séduit Auguste Comte. Irrationnel, émotionnel, religieux : chassé par les Lumières l’obscurantisme revient par les fenêtres de nos écrans.
La conversation mondiale de tous contre tous se déchaîne en ligne, hystériquement. Le Big data remplace la parole des oracles, mais rien ne se passe comme attendu, la démocratie en Amérique élit Donald Trump au grand dam de la Silicon Valley qui a produit les instruments de son élection.
Comme le climat, le temps est détraqué ; la mémoire ne flanche pas, les archives au contraire, prolifèrent, à la disposition de tout un chacun ; mais la chronologie ne suit plus : le numérique, c’est la machine à démonter le temps. L’anachronisme défie le sens de l’histoire, objets et idées révolus survivent dans le vintage. Les greniers ne se vident que pour se déverser dans la Foire à tout.
À la bourse de nos valeurs, la volatilité fait rage, mais des tendances se dessinent. En hausse : le marché, l’argent, les « plateformes », la gouvernance, les croyances, l’intelligence (artificielle) et le labo. En baisse : l’autorité, les institutions, le gouvernement, la vérité, la raison (naturelle) et l’utérus natal. Incertains : l’avenir, radieux et désespéré, et le passé, démonté.
Inversion du Credo, le chrétien (factum non genitum) et l’humaniste (la chose est la mesure de tout homme) ; déconstruction des symboles et des institutions qui unissent ; désagrégation, confusion : ça sent le soufre, l’œuvre du diable. Mais le diable lui-même est déboussolé, ruiné par ses mauvais placements : ceux qui lui ont vendu leur âme prospèrent dans le commerce de la chair ; et les ingénieurs ayant repris la main sur les corps, le voilà dépossédé.
Pauvre diable !