Le micro-onde et le congélo (1re partie)
Le monopole féminin de la frigidité
Le frigo (abréviation de Frigidaire [1]) puis le congélo rencontrent un besoin pratique et social, avec la généralisation du travail salarié loin de chez soi et l’évolution corrélative de l’habitat. Mais la différence n’est pas seulement d’ordre technique. Elle est également culturelle et affecte en particulier les stratégies d’une guerre des sexes qui n’en finit pas d’explorer de nouveaux fronts.
Le réfrigérateur libère la femme et demeure sous son emprise : mieux que les gender studies, les séries télévisées américaines l’exposent de manière éloquente. Le mâle s’y trouve réduit à sa fonction peu glorieuse de prédateur. On le voit couramment ouvrir la porte d’une gigantesque armoire qui ressemble à un véhicule blindé sur laquelle il se penche pour en extraire nonchalamment des bières ou n’importe quoi qui se grignote.
Le rôle de la femme est beaucoup plus considérable. L’écrivain et journaliste suisse Jean-François Duval le montre avec talent [2], en termes forts mais nullement outrés :
« S’il remplit lui-même le frigidaire (ce qui impliquerait qu’il soit allé en personne faire les courses, seul ou accompagné), le mâle compromet tout ce qui crée la féerie et l’aura de cet endroit, cet état de grâce dans lequel celui-ci se maintient tant qu’il reste inviolé, frigide, refermé sur cette hautaine blancheur qui est celle d’une princesse au sommet de sa tour, guettant l’arrivée d’un chevalier qui l’en délivrera.
« A la rigueur, le mâle peut secourir sa compagne quand elle revient des courses et qu’elle sort de l’ascenseur chargée comme un bœuf. Rien n’interdit qu’il s’empare des pesants cabas pour les traîner jusque devant le frigidaire. Mais sa tâche doit s’arrêter là. Ces quelques mètres, il les parcourra alourdi mais les yeux fermés. A aucun prix il ne faut que son regard capte la moindre parcelle de ce qui passera des volumineux cabas dans le ventre du frigo. Le mystère doit rester entier.
« Jusque-là vide, le frigidaire, comme par insémination artificielle, se retrouve rapidement enceint sans que l’homme ait à intervenir. Chaque chose y trouve immédiatement sa place, laquelle se réjouit d’accueillir tous les présents qu’une main fine, agile et diligente y place prestement [3]. »
Et de conclure, logiquement : « Que la femme exerce son plein monopole sur le frigo sans qu’on l’importune ! ». L’exclusion masculine n’est-elle pas du reste suggérée par la parenté sémantique entre le frigidaire et la frigidité ?
Le congélo est mon ami
A l’usage, le congélo n’est donc pas simplement un frigidaire plus puissant et mieux isolé. Il engendre un autre monde, celui des hommes.
D’abord, le rangement, beaucoup plus sommaire ne sollicite nulle « main fine, agile et diligente ». Protégés et durcis par la congélation même, alors que le frigo préserve leur moelleux et leur fragilité, les aliments s’y prêtent à l’entassement dont s’acquitte n’importe quelle patte masculine.
En matière de réfrigération, l’agressivité n’est pas où l’on croyait. Car il faut savoir distinguer surgélation et congélation : la première, plus rapide et brutale (« masculine »), préserve les aliments tandis que la seconde, plus lente et progressive (« féminine »), est en fait plus agressive voire toxique pour nos comestibles.
On a vu que le four à micro-ondes procède de même avec une certaine brutalité, en secouant sans ménagement les molécules d’eau des aliments. Et il est vrai qu’un animal vivant ne survit pas à un séjour même éphémère dans un micro-ondes en action (des imbéciles ont fait l’expérience). Certes, une longue cuisson peut améliorer les qualités gustatives d’un plat que l’on fait mijoter (« plus c’est long plus c’est bon »). La transmission de saveur des ingrédients artificieusement adjoints à une pièce de viande ou de poisson requiert du temps. Mais c’est toujours aux dépens des qualités intrinsèques du produit que la folle agitation moléculaire épargne davantage. D’autre part, l’échauffement rapide évite le développement de redoutables micro-organismes.
Ce paradoxe de la brutalité qui préserve (ou de la douceur qui tue) est assez mystérieux. On peut toutefois en acquérir une compréhension intuitive grâce au syndrome du sparadrap, bien connu en milieu hospitalier : il est moins douloureux pour le patient d’arracher le ruban de sparadrap, comme le fait l’aide-soignant, que de le détacher en douceur comme le fait l’infirmière.
Une fois approvisionné par ses soins (si l’on peut dire), le congélo émancipe l’homme de toute intervention féminine aliénante. Face au frigo, l’homme se trouve mal dans sa peau. Intrus, il ne sait comment le remplir ; prédateur, il le vide, non sans quelque sentiment de culpabilité chez les plus civilisés. Le congélo, il l’alimente et le pille à son aise, chez lui, sans arrière-pensées sinon la discrète satisfaction d’une maîtrise retrouvée. Le congélo est un ami. C’est l’autre plus belle conquête de l’homme : on le couve d’un regard attendri, on le « flatte » exactement comme le cavalier flatte l’encolure de son cheval.
À toute heure du jour ou de la nuit, il suffit d’extraire de l’empire du froid le plat préparé par des industries asexuées et de le transférer dans l’empire du chaud en observant quelques consignes élémentaires et sans ambiguïté. Au verso de l’emballage, le modus operandi est clair, précis, pesé, minuté. Rien à voir avec le discours ésotérique des recettes de grand-mère que l’on croirait tirées d’un manuel de sorcellerie – discipline dans laquelle le mâle (le sorcier) ne sera jamais qu’un apprenti. Objectera-t-on la grande cuisine et ses grands chefs ? Ce serait oublier que ces derniers opèrent le plus souvent dans l’espace public du restaurant, l’agora pour ainsi dire, dans la parade et la compétition des toqués, le pur plaisir et le superflu, le potlatch et l’innovation risquée, tandis que la cuisinière administre chichement les plaisirs de bouche dans l’espace domestique où le goulash consonne sinistrement avec le goulag.
Le (ou la) médiologue ajoutera qu’à la différence du cuisinier, la cuisinière désigne indifféremment le sujet et le dispositif technique qu’elle met en œuvre, au risque d’abolir la frontière entre l’homme et la machine, sous le règne du robot ménagère. Décidément, et pour paraphraser à peine un ancien nouveau philosophe : la cuisinière est le mangeur d’hommes.
Aucune femme digne de ce nom ne supporte ça
Va-t-on conclure en soutenant que l’irruption conjointe du frigo et du congélo a inversé les rapports de force entre les sexes, ouvrant un nouveau chapitre des relations entre technique et politique ? Pas tout à fait. Si les rapports de l’homme au congélo sont sans ambiguïté, ceux de la femme sont moins tranchés. Ses sentiments oscillent entre l’indifférence que mérite, faute de culture médiologique, un équipement ménager et le malaise diffus qu’engendre une perte de maîtrise encore mal analysée. Un ennemi ? Une situation extrême mais vraisemblable nous est contée par cette nouvelle policière où une femme assomme mortellement son époux à l’aide d’un gigot d’agneau congelé qu’elle s’empresse de cuisiner pour ses amis, faisant du même coup disparaître l’arme du crime. La symbolique est lourde !
On rencontre pourtant des femmes adeptes du congélo et même de plus en plus. On les reconnaît précisément au fait qu’elles entretiennent avec lui des rapports assez masculins bien que moins affectueux. Leur frigo est-il pour autant saisi par le désordre ? Nullement : il est vide. Sont-elles pour autant virilisées ? Nullement : ayant renoncé à maîtriser, elles sont enfin libres.
Et si vous êtes tenté(e) de vous en réjouir, écoutez ce que dit Martin Amis, dans Money, money :
« Se moucher dans un filtre à café – pas moyen. Pisser dans l’évier – elles supportent pas. Aucune femme digne de ce nom ne supporte ça. Les femmes sont pleines de délicatesse. Sans femme, la vie ressemble à un pub, à un bar reptilien à trois heures du mat… ».