L’analyse que propose Alexandre Kojève [1] associe à chacune de ces figures une temporalité propre qui mesure l’intérêt qu’une société accorde respectivement au passé (le Père), à l’avenir (le Leader [2]), au présent (le Maître) et même à l’éternité (le Juge).
Le Père incarne le passé ou mieux : la présence du passé. Dans la succession des générations, il incarne la transmission ; la notion de Père implique donc celle de Fils. D’une certaine manière, toujours le fils « tue le père », son géniteur réel ou symbolique, parfois au sens propre. Image symbolique : le dauphin au chevet du roi mourant, exposant clairement « deux corps du roi ». Image télé : passation de pouvoir à l’Elysée, le 14 mai 2017. Expression : le « père de la nation ».
Le Leader, lui, se projette dans le futur, il donne à ses suiveurs un « projet » et conduit la marche. Si le terme leader garde une connotation positive, certains synonymes ont mal passé l’épreuve de l’histoire : Duce, Führer, Conducator, ou même Guide. Image symbolique : Bonaparte au pont d’Arcole. Image télé : la longue marche d’Emmanuel Macron au Louvre, le soir de son élection. Expression : « leader charismatique », suggérant que le leadership est une forme de grâce.
Le Maître (au sens hégélien chez Kojève), exerce sa domination dans le présent de l’action où, à la différence de l’esclave, il risque sa vie, conquiert et exploite la terre et les hommes qui la travaillent. À l’ère moderne, c’est le bourgeois plutôt que le guerrier qui incarne la domination des maîtres, toujours « au présent », et donc réellement, en jouissant aussi bien des richesses du passé (par l’héritage) que de celles de l’avenir (par l’investissement). Image télé : le président de la République prenant un bain de soleil sur le pont du yacht d’un milliardaire ami. Expression : « le nerf de la guerre » (et de la paix).
Le Juge s’inscrit dans l’éternité, intégrant en quelque sorte passé, présent et futur : il incarne ce qui est vrai ou ce qui vaut « tout le temps » pour le corps politique unanime, par-delà ses divisions. Le Juge surplombe le Père, le Maître et le Leader comme l’éternité surplombe passé, présent et avenir. L’éternité lui confère ses deux qualités essentielles : il est impartial et désintéressé, parce qu’il échappe aux passions temporelles tels le goût du pouvoir, l’appât du gain, etc. Image symbolique : le Roi agenouillé. Image télé : rencontre entre Jean-Paul II et le général Jaruzelski en Pologne (précédant la levée de la loi martiale et l’amnistie générale des dissidents). Expression : « au-dessus des partis ».
Les quatre figures de l’autorité s’incarnent historiquement, pures ou composées, et se matérialisent dans des institutions. A la confusion des autorités dans une même personne (le monarque absolu) s’oppose une « séparation des autorités » qui se concrétise dans la séparation constitutionnelle des pouvoirs.
La grille de lecture est particulièrement éclairante pour interpréter des situations de crise politique, lorsque l’une ou l’autre des figures de l’autorité est abattue ou fait défaut, et que la temporalité associée se trouve du même coup dépréciée : oubli ou abolition de la Loi, rejet du passé (meurtre du Père), révolte contre les Maîtres, ou no future. Ainsi, Kojève considère que la société bourgeoise se serait tour à tour affranchie du passé (1789) puis de l’avenir (1848) pour asseoir une pure domination au présent (un « présent de brutes » livré à la seule satisfaction des désirs).
Les révolutions voient surgir des Leaders, aux dépens des trois autres figures, encore que l’on puisse se révolter au nom des grands ancêtres ou de la Loi bafouée… Mais à moins de se repaître d’un présent de brutes ou de s’installer dans la révolution permanente, un nouveau régime ne saurait s’établir que s’il pourvoit aux autre fonctions d’autorité, indispensables à toute société politique durable. On pense bien sûr au condottiere Bonaparte devenu l’empereur Napoléon, avec sa dynastie, sa noblesse d’Empire et son Code civil. Le général de Gaulle, leader le 18 juin, revient en en 1958, en Père revêtu de l’autorité du Juge : ayant troqué la sabre contre la plume, il a lui-même introduit une certaine idée de la France dans le roman national. L’habit de Maître semble plus difficile à lui faire endosser – sauf aux yeux d’une critique marxiste [3] qui verrait en lui le sabre de la bourgeoisie.
Du point de vue du concept, le régime politique le plus proche de l’idéal, c’est la monarchie britannique, où le monarque (Juge) règne mais ne gouverne pas, et où la vie politique (le conflit) oppose un parti conservateur (du passé) et un parti progressiste (vers l’avenir) pour exercer le pouvoir exécutif et législatif, tandis que la chambre des Lords représente les Maîtres.
Si les figures du Père et du Leader sont faciles à saisir, celle du Maître et surtout celle du Juge soulèvent des difficultés. Côté Maître, on a souligné le déplacement de la fonction guerrière vers la fonction économique ; il affecte du reste aussi bien la figure du Leader qui se présente volontiers de nos jours comme entrepreneur, voire comme « start-upper ». Cette évolution moderne de la fonction du Maître l’éloigne en quelque sorte du politique : le « libéralisme », politique à l’origine (une réaction nobiliaire contre la tyrannie du monarque), est devenu l’idéologie du dépérissement du politique, voire de la « fin de l’histoire ». C’est pourquoi les maîtres entendent substituer la gouvernance au gouvernement.
Le Juge, pour sa part, est la plus problématique des figures de l’autorité, car seul Dieu peut prétendre à l’éternité. Paradoxe philosophique et médiologique bien connu : la place du Juge, qui est la place de Dieu, n’est accessible à aucun « mortel » (incomplétude) ; et pourtant, les candidats se bousculent (non seulement les juges, mais aussi les « intellectuels », les journalistes, entre autres), peut-être justement parce que la place est vide ; ou parce que l’homme est un animal réflexif, capable de « prendre ses distances », de se juger lui-même et aussi bien de juger la société et les institutions dont il est pourtant membre. Si bien que tout un chacun peut prétendre à la fonction dès lors qu’il s’installe « à distance » de la chose jugée (le « pouvoir ») ; à l’instar du juge (judiciaire) qui se tient au-dessus ou du moins en-dehors des « parties ».
Autre difficulté : seul au-dessus des partis, le Juge est en fait une autorité « méta-politique », la politique étant par essence conflictuelle. Et il n’exerce aucun pouvoir (exécutif, législatif) autre que celui de juger, réellement ou devant le « tribunal de l’histoire ».
Encore faut-il que le candidat Juge, à défaut de légitimité, dispose des moyens nécessaires pour être entendu et craint : les « médias », par exemple, pour le Journaliste ; ou bien l’accès à une institution judiciaire disposée à l’entendre, dans le cas du simple citoyen.
La « Loi éternelle » présente elle-même des formes très diverses. Elle peut prendre celle d’un « grand récit », intangible (mythe), ou qui se déploie indéfiniment dans le temps, à l’instar du roman national. A l’heure des métaphores numériques, on parlera du « logiciel de la France », ou de son « ADN ». Mais ce récit peut se trouver lui-même concurrencé, ou plutôt surplombé, par une autre Loi, au risque là encore de sortir du politique. La Loi morale, par exemple, ou bien les « droits de l’homme » ; ou bien encore une philosophie de l’histoire (hégélianisme, matérialisme historique…) qui trace le « sens de l’histoire ». Ou de nos jours, la sauvegarde de la planète [4]…
Si bien qu’au « tribunal de l’histoire », le même dirigeant politique connaîtra un verdict très différent selon la Loi évoquée : héros national, politicien corrompu [5] ou bien violateur récidiviste des droits de l’homme.
Enfin, la référence à l’économie suggère d’introduire aux côtés du Juge la figure du Comptable, dont le référent ne serait plus la Loi ou le Récit mais bien le Chiffre. Il y a toujours eu des comptables dans les cercles du pouvoir, mais au rang de subalternes. Charles de Gaulle a eu le sien en la personne d’Antoine Pinay, comme Henri IV en celle de Sully mais, en ces temps-là, l’intendance suivait. Aujourd’hui, des Comptables « jugent » les nations ou plutôt les évaluent en leur attribuant une « notation ».