La Philosophie se comprend depuis Kant comme l’ensemble (cohérent) des discours (cohérents) qui parlent de tout (ou de n’importe quoi), en parlant également d’eux-mêmes. (…) Inversement, tout discours qui ne parle pas de lui-même (comme d’un discours) se situe de ce fait en dehors de la Philosophie et peut donc vivre indéfiniment en paix avec elle en l’ignorant complètement. (Alexandre Kojève, Essai d’une histoire raisonnée de la philosophie païenne, TIII p.30).
D’ailleurs, si en règle générale tout un chacun est conscient de soi lorsqu’il parle, rares sont ceux qui prennent conscience du fait même qu’ils le sont : et ces rares sont précisément des philosophes. (ibid, p.52).
Voir aussi :
Vérité et temps
Au cœur de l’Introduction à la lecture de Hegel la fameuse « Note sur l’éternité, le temps et le concept » (6e, 7e et 8e conférences) nous offre une époustouflante interprétation de l’histoire de la philosophie, de Parménide à Hegel et Heidegger (ou à Kojève) en passant par Platon, Aristote, Kant, Spinoza…
Vérité et temps
Toute philosophie (en fait toute assertion) prétend à la vérité, même quand elle réfute contradictoirement la notion même de vérité (cette réfutation se présentant elle-même comme une vérité). Or, la vérité ne peut être pleinement vraie que si elle est valable “universellement et nécessairement”. Elle ne saurait être soumise au changement : elle est éternelle (non-temporelle). La proposition contraire (« toute vérité est temporelle ») se réfute elle-même en tant que vérité. Pourtant, dès lors que la vérité existe « par et pour l’Homme qui vit dans le Monde », on ne trouve ou établit une vérité qu’à un certain moment du temps et elle existe alors dans le temps. Poser le problème de la vérité c’est donc poser… en même temps, le problème de son rapport avec le temps et l’éternel (l’intemporel).
Concept
« Pour parler avec Hegel, nous pouvons appeler l’ensemble cohérent de la connaissance conceptuelle qui prétend à la vérité – Begriff, Concept. Et, en effet, la vérité est toujours un “concept” au sens large, c’est-à-dire un ensemble cohérent de mots ayant-un-sens. » Par Concept (majuscule) on entendra non pas tel ou tel concept (minuscule) déterminé, mais « l’intégration de tous les concepts, le système complet des concepts ».
Se pose alors le problème des rapports entre le Concept et le Temps.
Six rapports possibles entre le Concept et le Temps
Kojève suggère de distinguer l’Éternité de l’éternel : le Concept pourrait être éternel sans « être » l’Éternité elle-même. De même on distinguera le Temps lui-même de ce qui est simplement temporel, « dans le temps ».
Six types de rapport peuvent alors être envisagés entre le Concept et le Temps, que Kojève assimile à autant de grandes philosophies.
1) Le Concept est l’éternité (Parménide et Spinoza), sans rapport avec le Temps ni avec quoi que ce soit.
Le Concept est éternel : mais étant éternel (et non l’Éternité elle-même qui ne se rapporte à rien), il peut alors se rapporter soit à l’éternité soit au Temps. S’il se rapporte à
l’éternité, il peut le faire soit
2) hors du temps (Platon) soit
3) dans le temps (Aristote). Sinon,
4) le concept éternel se rapporte au Temps (Kant).
5) Le Concept est le Temps : c’est précisément la position de Hegel.
6) le Concept est temporel : cette position, sceptique, n’en est pas une puisque rejetant la notion même de vérité en lui déniant la durée, elle s’auto-réfute. Kojève associe cette pseudo-conception à Héraclite.
Ainsi, face à la difficulté d’expliquer l’existence d’une vérité intemporelle dans une monde empirique qui, lui, est « soumis au temps », la position Parménide-Spinoza s’en tire tout simplement en niant ce monde (en termes philosophiques, il s’agit d’un « acosmisme » et non d’un « panthéisme » comme le disent la plupart des manuels de philosophie.
Mais cette position conduit logiquement au silence, puisqu’il faut du temps pour énoncer un discours, du temps pour écrire ou lire l’Éthique de Spinoza.
Au contraire, mais de manière tout aussi incohérente, la position sceptique ne connaît que le monde qui s’écoule dans l’espace-temps [1]. Cette position, « mondaine » (dans tous les sens du terme) ne peut produire qu’un bavardage inconsistant : pas d’épistème (science), seulement de la doxa (opinion). La position de Hegel (le Concept c’est le Temps) doit être clairement distinguée de cette dernière (le Concept est temporel) car « si tout ce qui est dans le Temps (c’est-à-dire tout ce qui est temporel) change toujours, le Temps lui-même ne change pas. »
Parmi les six positions identifiées, trois impliquent un rapport, une relation, entre le Concept (ou le mot, le Logos) qui, lui, est dans le monde, dans les discours tenus par les hommes ici-bas, donc temporel et quelque chose d’autre que le Concept, l’éternité ou l’entité éternelle (Dieu). Dans les deux premiers cas (Platon, Aristote), ce rapport est établi avec l’éternité (hors du Temps chez Platon, dans le Temps chez Aristote) ; dans le troisième cas (Kant) le rapport est établi avec le Temps. En d’autres termes, ces trois positions impliquent une relation entre le monde et une forme de transcendance (Dieu ou le Bien, « Idée des Idées » chez Platon) – ou encore, chez Kant, un « transcendantal », un « a priori », précédant (si l’on peut dire) toute expérience. La position de Kant est dite aussi « moderne » ou « judéo-chrétienne » (par opposition aux positions antiques ou « païennes ») : la relation peut en effet y être symbolisée par le Christ, ce Dieu (éternel) incarné (« descendu » dans le monde, temporalisé).
Les trois autres positions n’impliquent au contraire aucun rapport, aucune relation : les positions 1) et 6) dont on a établi l’incohérence, et la position de Hegel : le Concept est le temps (immanence).
Discours
Discours pratique, théorique, philosophique…
On verra dans l’Exposé du Système du savoir que le Discours s’introduit dans la durée-étendue de l’Univers d’abord comme parlant à quelqu’un (en vue de la seule efficacité discursive).
Ce n’est qu’ensuite que ce Discours élémentaire ou pratique du Praticien ou de l’Homme d’action est trans-formé, par le Théoricien ou l’Intellectuel, en Discours exclusif ou théorique, qui parle [à quelqu’un] de quelque chose [d’autre que le discours qu’il est lui-même] (en fonction de la seule « vérité »). En fait, l’Intellectuel parle de l’Univers, c’est-à-dire du Monde-où-l’on-parle à quelqu’un, en se posant la question (« théorique ») de savoir que doit-on dire de ce Monde pour pouvoir en dire (sans se contre-dire) qu’il constitue un Univers où les discours pratiques [d’un des trois types possibles] sont efficaces. C’est de ces discours théoriques de l’Intellectuel que parle la Philosophie (en parlant aussi des discours qui en parlent, y compris le sien). En fait, le Philosophe parle du Discours, en se posant la question (« dialectique ») de savoir ce que l’on doit en dire pour pouvoir en parler (sans se contre-dire) comme d’un Discours qui parle de l’Univers où le Discours est efficace, lorsque ce dernier s’adresse à quelqu’un qui est susceptible de le comprendre…
Alexandre Kojève, Essai d’une histoire raisonnée de la philosophie païenne, Gallimard, « Tel ». T.III. p.341 en note.
Fin de l’histoire
La fin de l’histoire
La disparition de l’Homme à la fin de l’Histoire n’est donc pas une catastrophe cosmique : le Monde naturel reste ce qu’il est de toute éternité. Et ce n’est donc pas non plus une catastrophe biologique : l’Homme reste en vie en tant qu’animal qui est en accord avec la Nature ou l’Être donné.
Ce qui disparaît, c’est l’Homme proprement dit, c’est-à-dire l’Action négatrice du donné et l’Erreur, ou en général le Sujet opposé à l’Objet. En fait, la fin du Temps humain ou de l’Histoire, c’est-à-dire l’anéantissement définitif de l’Homme proprement dit ou de l’Individu libre et historique, signifie tout simplement la cessation de l’Action au sens fort du terme. Ce qui veut dire pratiquement : - la disparition des guerres et des révolutions sanglantes. Et encore la disparition de la Philosophie ; car l’Homme ne changeant plus essentiellement lui-même, il n’y a plus de raison de changer les principes (vrais) qui sont à la base de sa connaissance du Monde et de soi. Mais tout le reste peut se maintenir indéfiniment ; l’art, l’amour, le jeu, etc., etc. ; bref, tout ce qui rend l’Homme heureux. - Rappelons que ce thème hégélien, parmi beaucoup d’autres, a été repris par Marx. L’Histoire proprement dite, où les hommes (les « classes ») luttent entre eux pour la reconnaissance et luttent contre la Nature par le travail, s’appelle chez Marx « Royaume de la nécessité » (Reich der Notwendigkeit) ; au-delà (jenseits) est situé le « Royaume de la liberté » (Reich der Freiheit), où les hommes (se reconnaissant mutuellement sans réserves), ne luttent plus et travaillent le moins possible (la Nature étant définitivement domptée, c’est-à-dire harmonisée avec l’Homme). Cf. Le Capital, Livre III, Chapitre 48, fin du 2e alinéa du § III.
Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1947 (2e éd. 1968). En note, p.434-435 de l’édition « Tel ».
Temps humain
Le temps humain ou historique : au bord du Rubicon
Le temps humain ou historique, c’est le temps de l’action consciente et volontaire qui réalise dans le présent un projet pour l’avenir, formé à partir de la connaissance du passé (1).
Prenons pour exemple d’un “moment historique” l’anecdote célèbre du “Rubicon”
Prenons pour exemple d’un “moment historique” l’anecdote célèbre du “Rubicon”. - Qu’y a-t-il dans le présent proprement dit ? Un homme se promène la nuit au bord d’une petite rivière. Autrement dit, quelque chose d’extrêmement banal, rien d’“historique”. Car même si l’homme en question était César, l’événement n’aurait rien d’“historique” si César se promenait ainsi uniquement à cause d’une insomnie quelconque. Le moment est historique parce que le promeneur nocturne pense à un coup d’État, à la guerre civile, à la conquête de Rome et à la domination mondiale. Et notons-le bien : parce qu’il a le projet de le faire, car tout ceci est encore dans l’avenir. L’événement en question ne serait donc pas “historique” s’il n’y avait pas une présence-réelle (Gegenwart) de l’avenir dans le Monde réel (tout d’abord dans le cerveau de César). Le présent n’est donc “historique” que parce qu’il y a en lui un rapport à l’avenir, ou plus exactement, parce qu’il est une fonction de l’avenir (César se promenant parce qu’il pense à l’avenir). Et c’est en ce sens qu’on peut parler d’un primat de l’avenir dans le Temps historique. Mais ceci ne suffit pas. Supposons que le promeneur soit un adolescent romain qui “rêve” à la domination mondiale, ou un “mégalomane” au sens clinique du mot qui échafaude un “projet” par ailleurs identique à celui de César. Du coup, la promenade cesse d’être un “événement historique”. Elle l’est uniquement parce que c’est César qui pense en se promenant à son projet (ou “se décide”, c’est-à-dire transforme une “hypothèse” sans rapport précis avec le Temps réel en un “projet d’avenir” concret. Pourquoi ? Parce que César a la possibilité (mais non la certitude, car alors il n’y aurait pas d’avenir proprement dit, ni de projet véritable) de réaliser ses plans. Or cette possibilité, c’est tout son passé, et son passé seulement, qui la lui assure. Le passé, c’est-à-dire l’ensemble des actions de lutte et de travail effectuées dans des présents en fonction du projet, c’est-à-dire de l’avenir. C’est ce passé qui distingue le “projet” d’un simple “rêve” ou d’une “utopie”. Par conséquent, il n’y a un “moment historique” que là, où le présent s’organise en fonction de l’avenir, à condition que l’avenir pénètre dans le présent non pas d’une manière immédiate (unmittelbar, cas de l’utopie), mais étant médiatisé (vermittelt) par le passé, c’est-à-dire par une action déjà accomplie.
Kojève, Introduction à la lecture de Hegel. Gallimard « Tel », éd. 1968 (1re éd. 1947). En note, p.369.