Équivalent général, l’argent « nivelle » tout, et dévoile aussitôt les inégalités les plus insensées, qu’il rend crûment mesurables, quand les revenus d’un seul homme se mesurent en dizaines de milliers de SMIC. Mais il se prête aussi bien aux prélèvements obligatoires ordonnés par l’État pour financer la dépense publique et redistribuer la richesse.
Quand l’argent seul permet de se procurer le nécessaire, ceux qui n’en n’ont pas se trouvent fort dépourvus. Le châtelain vit chichement faute de liquidités. Consolation : s’il désespère celui qui en manque, l’argent « aliène » celui qui en a, le riche ou l’avare autant que le prodigue ou le spéculateur.
L’argent libère l’esclave et le serviteur mais asservit le débiteur, exclut le pauvre et stigmatise l’étranger enrichi. Historiquement, il a affranchi le serf en lui permettant de régler sa dette en argent plutôt qu’en prestations personnelles et de desserrer ainsi le lien qui l’assujettit au seigneur. De même, il libère l’individu de ses liens communautaires, à commencer par ceux de la famille : on sait le rôle joué par le travail salarié dans l’émancipation de la femme et des enfants organiquement soumis au père. Dans un monde de libre circulation des richesses et des hommes, il réduit même la dépendance du citoyen à l’égard du corps politique : le dissident économique « vote avec ses pieds » pour aller s’installer sur des terres plus hospitalières, y trouver un meilleur job et des impôts plus légers. Mais si l’argent dispense de l’investissement personnel que requiert la propriété matérielle, la division du travail qu’il rend possible redonne au patron les pouvoirs arrachés au père ou au maître, et soumet plus étroitement l’individu au système de l’économie monétaire : c’est ainsi que le client-roi américain est rendu dépendant de l’ouvrier chinois et vice versa…
Plus ou moins exclu des relations de pouvoir et d’intérêts dans la société d’accueil, l’étranger se tourne volontiers vers ce médium qui tend précisément à en détacher les transactions économiques : il peut alors conclure des affaires sans être engagé dans un rapport plus intime, ce qui convient à la fois à l’allogène soucieux de préserver son identité et à l’autochtone dispensé de frayer plus avant. L’argent, de surcroît, permet de se constituer un « patrimoine portatif » plus facile à évacuer en cas d’urgence : car une fois enrichi, l’étranger devient une cible pour les puissants surendettés comme pour les foules impécunieuses en proie au ressentiment.
En dénouant les attaches communautaires ou politiques, l’argent introduit dans les rapports entre individus « des calculs de prudence et d’égoïsme qui en bannissent la sympathie, la confiance et la générosité » nous dit Mme de Staël (De l’Allemagne). Mais le marché abrite aussi le commerce des hommes, outre celui des choses. L’argent lie le débiteur à son créancier – mais ce lien durable peut aussi être rompu par la « titrisation » qui restitue la dette à l’indifférence des transactions marchandes.
L’argent, c’est l’abstraction de la richesse : afin de livrer la valeur à ses calculs, la finance l’extrait en quelque sorte de l’économie réelle des territoires où elle se développe dans la longue durée de la production et du déploiement des stratégies. Pourtant, l’expérience des monnaies locales et du microcrédit suggèrent que la maîtrise de l’argent peut aussi bien ranimer l’économie territoriale.
Carburant du capitalisme, l’argent socialise les biens de ce monde. Le socialisme historique avait entrepris d’arracher leurs actifs aux capitalistes pour en concentrer la propriété collective et la mettre à la disposition de tous – avec le succès que l’on sait ; le « socialisme de marché » procède tout autrement : il transforme l’ensemble des biens en actifs, les « titrise » et les disperse de telle sorte que chacun devienne copropriétaire – avec une propension certaine à socialiser les pertes. Aussi, tandis que d’aucuns s’alarment du détricotage du lien social dans la société de marché, c’est peut-être au contraire un « collectivisme » implacable qu’il faut craindre, où chacun, déjà dépendant des autres par la division du travail, surveillera leur comportement avec le regard soupçonneux d’un assureur ou d’un actionnaire.
Montesquieu aussi bien que Voltaire voient dans le commerce un facteur de paix et de tolérance car l’échange monétaire objectif refroidit les passions. On leur objectera les innombrables meurtres, conflits et guerres motivés par l’argent… à quoi l’on peut répondre que c’est précisément lorsqu’elle franchit les bornes de l’échange marchand que la concurrence s’abandonne à la violence.
In Gold We Trust : soutenu par la croyance, le crédit, l’argent « laïcise » en quelque sorte toutes les autres croyances qu’il subordonne aux intérêts. « Entrez, nous dit encore Voltaire, dans la Bourse de Londres, cette place plus respectable que bien des cours ; vous y voyez rassemblés les députés de toutes les nations pour l’utilité des hommes. Là, le juif, le mahométan et le chrétien traitent l’un avec l’autre comme s’ils étaient de la même religion, et ne donnent le nom d’infidèles qu’à ceux qui font banqueroute… ». L’agora des marchands est un espace public qui semble renvoyer toute adhésion gratuite à la sphère… privée.
D’un côté la monnaie requiert un tiers de confiance, religieux ou politique. De l’autre, elle circule encore mieux débarrassée de toute référence extérieure susceptible d’en ralentir la course. Comparons l’iconographie de l’euro à celle du dollar, à cet égard plus « archaïque », affichant sans vergogne sa foi et ses grands hommes . Ce n’est donc pas des Etats-Unis mais bien de la vieille Europe que nous vient la monnaie parfaitement « laïque » - à moins que l’argent n’inspire la religion ultime et vraiment « catholique » (universelle), le monothéisme de la valeur ?
Grand simplificateur de toute évaluation, l’argent donne pourtant lieu aujourd’hui à l’intimidante complexité des produits et services financiers qui débordent de toute part l’économie réelle. Objet de la plus froide rigueur comptable, l’argent exaspère aussi bien les passions, l’exubérance irrationnelle des marchés, la valorisation insensée des start up, l’emballement mimétique, le délire spéculatif du joueur…