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Médium 10

Médias : les nouvelles hybrides

La remise en cause des superstructures et nomenclatures médiatiques

Paul Soriano

28 novembre 2006, modifié le 23 octobre 2021

L’appareil industriel des médias traditionnels s’interpose entre les producteurs et le public, établissant une relation asymétrique : les uns s’expriment, les autres lisent, regardent, écoutent. Avec les médias numériques, au contraire, émetteurs et récepteurs se « branchent » sur une même couche technique : rien ne permet de distinguer matériellement le blogueur du journaliste. Dès lors que les conditions de production des médias sont à ce point bouleversées, les superstructures (entreprises et institutions) et les « nomenclatures » (journalistes…) médiatiques son remises en cause.

D’après un article paru dans le numéro 10 de la revue Medium (janvier-mars 2007)

D’abord produits de manière artisanale, les médias de papier mettent en œuvre désormais des dispositifs de production industrielle. Du coup, leurs acteurs se sont progressivement spécialisés, auteurs, journalistes, techniciens et ouvriers (du livre).

 Infrastructures, superstructures, nomenclatures

Une véritable ingénierie se charge de composer les différents formats qui seront mis en production. Le traitement de texte et les logiciels d’édition y ont introduit l’informatique vingt ans au moins avant que l’Internet commence à actualiser tout le potentiel de la numérisation, sans effet notable sur la division du travail. Reste, en bout de chaîne, la distribution assurée par les réseaux logistiques, du livre et de la presse. Pour ne retenir qu’un chiffre, rappelons que les coûts de distribution représentent environ 60% du prix de vente d’un livre. Opérateur du courrier, la poste intervient aussi en tant que distributeur de plis (journaux) et de colis (livres). La distribution postale « adressée », généralement à domicile, coexiste donc avec la distribution en points de vente.

Publicité, gratuité

Au-delà des spécificités économiques de chaque média, on retiendra que la publicité est de plus en plus leur moteur de circulation. On ne saurait en surestimer les conséquences : la réalité économique d’un média tend à devenir en quelque sorte extérieure à son industrie - comme c’est le cas de manière exemplaire avec la presse dite gratuite, intégralement financé par la publicité.

Tout comme la presse et l’édition, l’audiovisuel met en
œuvre des dispositifs industriels lourds. A première vue, les médias numériques ne semblent pas non plus faire exception. Ils s’appuient eux aussi sur des industries lourdes, informatique et télécommunications. Dans tous les cas, les entreprises et les institutions médiatiques (« superstructures ») sont asservies à ces infrastructures, mais celles-ci opèrent de manière très différente dans l’une et les deux autres sphères.

Il est possible sinon agréable de lire son journal à l’écran. Mais le même écran, complété par un clavier, offre bien davantage : l’accès à la chaîne de production d’un média jusqu’aux stades de création et d’ingénierie naguère réservés aux journalistes et autres professionnels.

On sait que la plupart des livres, des journaux et même des lettres traitées par la poste, sont des « sorties d’ordinateur », matérialisées par un terminal informatique appelé imprimante ou, plus généralement, dans un établissement où l’on imprime, découpe, assemble ces objets. C’est donc dès les années 1970 que s’est produite la première et la principale « révolution numérique » dans le monde des médias. Traitement de texte et logiciels d’édition n’ont pas seulement changé le conditions de travail des auteurs et surtout des journalistes, ils ont conduit à stocker leurs productions sous forme numérique. La deuxième révolution numérique (Internet) permet la mise en circulation de ces contenus déjà numérisés.

De toutes les vertus accordées aux médias numériques, la plus décisive est sans aucun doute leur caractère « démocratique ». Tout le monde peut émettre aussi bien que recevoir, tandis que la presse, comme du reste les médias audiovisuels, sont asymétriques, affectés par la division du travail, industrielle, sociale et culturelle. En permettant de remonter la chaîne de production, l’écran-clavier donne accès à la fois à l’ingénierie des formats (créer un blog) et à la rédaction (écrire dans un blog). Il résout également le problème de la distribution, soit en supprimant le support papier, soit en permettant l’impression sur place. Et ce n’est pas fini : à terme, les usagers pourront aussi redescendre la chaîne pour fabriquer leurs propres… formats papier au-delà de la simple impression des textes.

Dans les industrie du livre et de la presse, l’appareil industriel s’interpose en quelque sorte entre le rédacteur et le lecteur. Elle les sépare et l’on sait combien cette séparation technique à pu s’institutionnaliser dans des rôles sociaux et culturels. Tandis que face à l’industrie informatique le rédacteur et le lecteur sont tout aussi dépendants sinon davantage, ils se tiennent toutefois du même côté du dispositif. En dépit des couches techniques qu’il nous masque, l’écran s’apparente à la page d’écriture, ce qui n’est pas le cas du livre ou du journal : tout au plus peut-on les annoter sans pouvoir « remonter » jusqu’à l’auteur, sinon par la voie du… courrier des lecteurs. Le journal et le livre circulent, mais en « mode lecture » exclusivement, tandis que la page d’écriture électronique peut être partagée. Rédacteur et lecteur, échangeant leur rôle, peuvent y écrire pour ainsi dire en même temps - comme c’est notamment le cas avec les blogs.

A la séparation engendrée par les industries du livre et du journal, le numérique oppose un rapport de mutuelle dépendance, comparable à celui que nous entretenons déjà avec les codes de la langue ou des différents types de discours institués.

 Hybridation : ceci fécondera cela

Quatre hypothèses prospectives se dessinent a priori :

1/ Substitution (ceci tuera cela). Ce ne sera pas l’hypothèse générale ici retenue, même si elle peut affecter tel ou tel format de presse, par exemple.

2/ Simulation (ceci imitera cela). C’est l’effet diligence : les premières automobiles ressemblaient à des voitures à chevaux sans chevaux. On peut citer le journal en ligne présenté dans le même format que le journal papier, ou encore le livre électronique qui simule le livre de papier tandis que d’autres versions électroniques s’en affranchissent.

3/ Cohabitation (ceci ignorera cela). Les médias de papier conservent une part de marché qui leur permet de subsister. Par exemple, les entreprises continuent d’envoyer des « mailings » publicitaires dans le cadre d’une stratégie de communication dite multicanal. Dans le monde des médias, les effets de substitution sont souvent compensés par des effets de génération induite : le nouveau média engendre un nouveau marché pour l’ancien.

4/ Hybridation (ceci fécondera cela). Cette dernière hypothèse semble à la fois la plus probable et la plus productive, d’autant qu’elle rend compte des autres à différents niveaux d’intégration des hybrides, entre nulle (cohabitation) et forte (magazine en ligne offrant de l’écrit, du son et de la vidéo).

L’hybridation désigne la production d’un nouvel objet par la combinaison de deux objets existants ou encore d’éléments empruntés à des objets existants. La quasi-totalité des êtres composant l’ontologie des médias se prêtent à l’hybridation : les médias eux-mêmes (magazine écrit et audio-visuel sur Internet), leurs formats et leurs supports, les entreprises qui les produisent (groupes multimédias), leurs modèles économiques et leurs dispositifs commerciaux (abonnements mixtes), la publicité qu’ils diffusent, les couples auteur-public, réalité-fiction, publicité-rédactionnel, les usages, etc. Rien de plus hybride que le blog, qui tient de la lettre ou du journal intime (un média privé rendu public), du journal, ou même du livre, puisque l’on peut aussi en imprimer tout ou partie pour ensuite, le cas échéant, publier ce nouvel objet de papier.

Web sémantique.

L’hybridation se dessine déjà au niveau des contenus, voire des données. Un simple moteur de recherche offre des possibilités de produire des formats élémentaires, à l’initiative de l’usager, éventuellement secouru par des outils mis à sa disposition par le prestataire. Mais si le Web actuel est une espèce de gros document hypertexte, le Web dit « sémantique » ressemblerait plutôt à une grande base de données : les agents pourraient librement traiter les données produites par d’autres applications. Les agents mais aussi les applications, sans intervention humaine. On évoque déjà des agences de presse sans journalistes (donc beaucoup plus « objectives »). Etre concurrencé par des blogueurs, passe encore, mais par des applications…

Davantage d’objets, anciens, nouveaux et hybrides, davantage d’acteurs : on peut s’attendre à une profusion, sanctionnée par les usages et les modèles économique.

Dans le monde du papier, après avoir investi la création et l’ingénierie des formats, le numérique pourrait introduire l’innovation dans les modes de fabrication et de distribution des objets. La « relocalisation du monde » promise par les Fabulous Labs est très vraisemblable dans le secteur des médias car il est tout de même plus facile de fabriquer à domicile un média papier qu’une bicyclette ou une machine à laver. Est-ce à dire que chacun, demain, imprimera lui-même ses propres formats papier ? Sans doute pas, sinon marginalement. Mais on verra se déployer toute une gamme de situations, entre deux extrêmes : consommation de produits fabriqués et distribués en masse, tel le journal gratuit distribué dans le métro par exemple, et réalisation intégrale d’un média individuel. Entre les deux s’inscriraient toutes sortes de dispositifs intermédiaires et de formats. La sanction par les usages et les modèles économiques s’exprimera notamment par un arbitrage entre impression centralisée et impression locale, jusqu’au domicile, en fonction des performances de la distribution.

Le papier pourrait disparaître de toute une série d’applications au profit des écrans et d’autres supports électroniques. Là où le papier reste irremplaçable, c’est son transport qui pourrait être évité, en imprimant à domicile ou dans n’importe quel site équipé d’imprimantes, comme nous le faisons déjà pour les billets d’avion ou de chemin de fer. Paradoxalement, le papier résisterait aussi bien dans le registre des objets de qualité (magazines, livres) que dans celui des produits à faible valeur, tel le gratuit, le quotidien populaire, les livres « grand public », imprimés et distribués en masse.

En dépit de l’hybridation, les nouvelles conditions de production, les nouveaux usages et modèles économiques, n’affecteront pas de la même manière nos trois médias de papier.

Le livre semble le plus pérenne de tous les « formats », pour des raisons qui tiennent notamment à la logistique des usages, à la simple commodité de manipulation de l’objet livre. Au-delà de ces arguments un peu triviaux, le livre tirerait avantage de tout ce qui pourrait être tenu, de nos jours, pour un handicap : sa matérialité, dans un monde qui aspire à la dématérialisation, sa clôture : le livre, ce qui réside entre deux couvertures « ce qui se tient au repos entre un début et une fin, que l’on peut annoter et chantourner à loisir, mais qui m’impose, dramatiquement, ses bornes… » (Régis Debray). Des trois médias de papier il est celui qui oppose la plus forte résistance passive aux assauts multiformes de l’électronique, pas nécessairement des simulacres de livres (les projets de livres électroniques ont connu des échecs répétés), mais des disques et des sites, comme ceux qui ont déjà fait un sort à l’encyclopédie de papier. On serait pourtant surpris du nombre de livres publiés dans le monde pour annoncer la fin du livre, depuis La Galaxie Gutenberg de MacLuhan. Cela alors même que son système de production-distribution n’est certes pas optimisé et ne saurait l’être, tant ce produit est plus qu’aucun autre voué au marketing de l’offre : chaque rentrée littéraire nous vaut un lot de commentaires effarés sur le nombre « excessif » de nouveautés dont la plupart connaîtrons à brève échéance le pilon.

Il reste qu’une part croissante de notre patrimoine littéraire et la quasi-totalité des livres édités depuis quelques décennies reposent sur un support numérique. Ils se trouvent donc « virtuellement » accessibles via un terminal d’ordinateur, en attente d’un format électronique ou d’une équipement d’impression adéquats. Si la fabrication à domicile reste marginale, la possibilité de produire localement des petites séries, combinée avec la vente en ligne, devrait secourir les petits éditeurs, sous réserve d’améliorer aussi les dispositifs de distribution (initiatives postales ?). Les facilités d’écriture et de publication ne garantissent pas pour autant la prolifération des talents littéraires. Au-delà, c’est la culture engendrée dans le plus long terme par les nouvelles formes de lecture et d’écriture, hypertexte, interactivité, écriture collective, etc., qui détermineront l’avenir du livre.

La presse, du fait de son hétérogénéité, devrait connaître les transformations les plus spectaculaires : presse magazine et presse quotidienne, presse populaire et gratuits, presse d’opinion et de commentaire, presse généraliste et presse spécialisée… Ajoutons simplement quelques remarques sur le modèle économique et le défi des médias dits citoyens ou communautaires, sous leurs formes aujourd’hui les plus courantes : le blog et autres sites de publication de productions personnelles, écrits, images, vidéos…

Le modèle économique des médias en ligne hésite devant trois options : gratuité (ie financement par la publicité), paiement pour l’accès et paiement pour le contenu, comme pour la vente de musique en ligne, ce qui requiert des dispositifs de micro-paiement efficaces et sûrs.

La réduction contextuelle des contenus conduit à la gratuité, que pratiquent tout naturellement les médias d’initiative populaire et milite donc pour l’option publicitaire. Le conflit entre Google et la presse belge, indignée par la publication non rémunérée de « ses » informations lorsque le moteur de recherche répond aux requêtes des utilisateurs, est très significatif. La réaction de Google à consisté à éliminer ces journaux de ses références, dans le respect de la légalité (le juge belge ayant tranché en faveur des journaux), mais peut-être aussi un peu à titre de représailles. Ainsi, à vouloir exercer ses droits de propriété intellectuelle, on risque de perdre toute visibilité.

Quant à la concurrence des médias citoyens, elle paraît sérieuse, tant vis-à-vis des lecteurs que des annonceurs. Mais s’agit-il vraiment d’une concurrence, ou plutôt d’une contribution bénévole ? Lorsque Dan Gillmor déclare à Libération que « le journalisme citoyen n’est pas un projet de critique des médias, mais d’expansion des médias » ne suggère-t-il pas que le citoyen blogueur serait recruté comme supplétif, moins coûteux encore qu’un pigiste ? Du reste, les journalistes eux-mêmes ne sont pas en reste. Ils lancent leurs propres blogs, souvent sur le site du média qui les emploie, où coexistent leurs textes, plus libre de ton que leurs écrits « officiels », avec les commentaires des visiteurs. Cette démarche semble bien confirmée par les récents rachats du site communautaire MySpace.com par le groupe News Corp de Robert Murdoch (580 millions de dollars) et celui de YouTube par Google : 1,65 milliard de dollars pour une « entreprise » qui ne produit aucun bénéfice, mais beaucoup de « contexte » (70 millions d’utilisateurs, une centaine de millions de vidéos en ligne…).

La question de l’audience fixe également une limite à la démocratisation. Dans le monde du numérique, comme dans celui qui l’a précédé, c’est toujours la visibilité qui fait l’audience. Dans ces conditions, la « marque », celle des groupes médias et d’autres acteurs du devant de la scène restera décisive. Les initiatives individuelles ou communautaires ne devront-elles pas faire allégeance à des puissants pour avoir une chance d’être reconnues ? Le « cause toujours » démocratique ne conduit-il pas aux mêmes résultats que la censure ?

Malgré ces importantes réserves, il est clair que la presse offre le champ à une véritable « déconstruction » de ce type de médias. Cela pourrait aller jusqu’à la disparition pure et simple d’entreprises devenues superflues pour cause d’extinction d’une certaine division du travail. Il faut toutefois mettre à part une partie de la presse magazine qui a fait le choix de publier de vrais objets de papier, souvent distribués avec d’autres objets en produits dérivés.

La télévision, malgré la multiplication des chaînes et les télévisions locales, devrait offrir davantage de résistance à la fragmentation, ne fût-ce que parce que la production du spectacle nécessite des ressources plus considérables que l’écran-clavier du journaliste. Un peu à la manière du livre, elle pourrait jouer de ses handicaps pour donner prétexte à la déconnexion, ayant judicieusement renoncé à cette interactivité qui nous épuise.


Références

Paru dans Médium 10 « Le numérique en toutes lettres » (janvier-mars 2007).


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