1) Trois sources
Au-delà de la philosophie scientifique
« Trois réponses ont été apportées, au cours de ce siècle, à la question de savoir comment concevoir notre relation à la tradition philosophique occidentale. Ces réponses correspondent à trois façons de concevoir les fins de la philosophie elle-même. Il s’agit de la réponse husserlienne (ou “scientifique”), de la réponse heideggérienne (ou “poétique”) et de la réponse pragmatique (ou “politique”). »
« Heidegger se detourne des scientifiques en faveur des poètes ». De leur côté, « les pragmatistes comme Dewey se détournent des théoriciens scientifiques en faveur des ingénieurs et des travailleurs sociaux, c’est-à-dire de tous ceux qui s’efforcent d’assurer la vie et la sécurité des personnes, et d’employer la science et la philosophie comme des instruments permettant d’y parvenir. »
Rirchard Rorty, « La philosophie comme science, métaphore et politique » in Essais sur Heidegger et autres écrits, PUF « L’interrogation philosophique », 1995 (éd. originale, 1991). P.13.
2) Métaphore
La métaphore considérée comme le lieu de croissance du langage
Je voudrais aborder la question de la métaphore en posant, dès le début, une brève affirmation dogmatique : il y a trois manières, pour une nouvelle croyance, de s’ajouter aux anciennes, en nous obligeant ainsi à remodeler le tissu de nos croyances et de nos désirs ; il y la perception, l’inférence et la métaphore. La perception modifie nos croyances en introduisant une nouvelle croyance dans le réseau des croyances antérieures. Par exemple, si j’ouvre la porte et que j’aperçois un ami en train de faire quelque chose de choquant, il me faudra écarter certaines croyances plus anciennes à son sujet, et reconsidérer mes désirs à son égard. L’inférence modifie nos croyances en nous faisant voir que nos anciennes croyances nous engagent à une autre croyance qui n’était pas précédemment la nôtre ; elle nous oblige ainsi à choisir entre un remaniement de ces croyances antérieures et une exploration des conséquences qu’entraîne la nouvelle. Par exemple, à supposer que je m’aperçoive, grâce à un raisonnement compliqué, digne d’un roman policier, que les conséquences que mes croyances actuelles me permettent d’inférer font de mon ami un assassin, il me faudra soit trouver un moyen de réviser ces croyances, soit reconsidérer l’amitié que j’ai pour lui.
Qu’il s’agisse de la perception ou de l’inférence, toutes deux ne changent rien à notre langage, et par conséquent à la façon dont nous découpons le champ du possible. Elles modifient la valeur de vérité des énoncés, mais sans rien changer à notre répertoire d’énoncés. (…). On suppose alors que le langage qui est actuellement le nôtre est, pour ainsi dire, le seul langage qui existe, le seul dont nous puissions jamais avoir besoin. (…).
Contrairement à cela, voir dans la métaphore une troisième source de croyances, et donc un troisième motif pour recomposer notre réseau de croyances et de désirs, c’est considérer le langage, l’espace logique et le champ du possible, comme illimités. C’est abandonner l’idée que le but de la pensée est d’atteindre le point de vue de Dieu [Putnam]. La tradition philosophique ravale la métaphore à un rang inférieur parce qu’en reconnaissant en elle une troisième source de vérité on mettrait en péril la conception qui fait de la philosophie un processus dont le point culminant réside dans la vision, la theoria… De telles métaphores visuelles s’opposent aux métaphores auditives qui ont la préférence de Heidegger (…). Celles-ci sont de meilleures métaphores pour la métaphore, parce qu’elles permettent de comprendre que la connaissance n’est pas toujours une reconnaissance, que l’acquisition de la vérité ne consiste pas toujours à faire entrer les données dans un schème préalable…. Il s’agit [avec la métaphore] d’un appel à modifier notre langage et notre vie, plus qu’une proposition sur la façon d’en opérer la systématisation d’une manière ou d’une autre.
Rirchard Rorty, « La philosophie comme science, métaphore et politique » in Essais sur Heidegger et autres écrits, PUF « L’interrogation philosophique », 1995 (éd. originale, 1991). P.18-19.