Wikipédia, « le projet d’encyclopédie librement distribuable que chacun peut améliorer » s’autodéfinit ainsi sur le site en langue française (octobre 2007) :
« Wikipédia (wikipe’dja ou vikipe’dja) est un projet d’encyclopédie en ligne universelle et multilingue. Elle est en cours de rédaction collaborative sur Internet avec la technologie wiki. Wikipédia a pour principe d’offrir un contenu libre, neutre et vérifiable. »
Jimmy Wales, son co-fondateur, précise qu’il s’agit d’un « un effort pour créer et distribuer une encyclopédie libre de la meilleure qualité possible à chaque personne sur la terre dans sa langue maternelle [1] ». L’expression « projet d’encyclopédie » indique que Wikipedia est, par construction, un work in progress jamais achevé. Néanmoins, Wales lui a fixé un objectif : atteindre un niveau de qualité au moins équivalent à celui de l’Encyclopædia Britannica. Objectif presque atteint, si l’on en croit une étude – controversée – réalisée par la revue Nature…
Une encyclopédie donc, toute une encyclopédie, mais rien qu’une encyclopédie, qui publie pas de connaissances inédites ou de travaux originaux. L’ouvrage est « libre », au sens courant du terme et au sens des « logiciels libres », chacun pouvant le copier, le modifier et le redistribuer. L’édition est néanmoins soumise à des règles et à une surveillance constante mais sans validation systématique par des experts. Le principe de liberté est limité par un principe de neutralité (Wales : « décrire le débat plutôt que d’y participer ») même s’il est admis que Wikipédia « accordera plus de place aux opinions les plus répandues, notamment chez les spécialistes, et les mieux étayées, qu’à celles de groupes minoritaires ».
De l’avalanche d’informations que Wikipédia produit sur elle-même nous avons regroupé en annexe quelques chiffres et données significatifs, même s’il doivent être constamment actualisés.
Terre de mission
Wikipedia est un objet… de polémique. Les adeptes de la cyberculture y voient la concrétisation spectaculaire de projets naguère qualifiés d’utopiques (l’intelligence collective, le partage et la gratuité, etc.). D’innombrables contributeurs ou simples lecteurs se disent tout simplement satisfaits des prestations qu’elle leur offre. Mais le projet suscite des critiques. Les plus sereines pointent la mauvaise qualité de tout ou partie du contenu. Certes, de vrais experts contribuent à la rédaction, mais rien n’empêche un ignorantin trop zélé de corriger malencontreusement un texte rédigé par un spécialiste incontesté. Exprimés par des intellectuels de profession ou de statut, ces reproches peuvent prendre un ton corporatiste, dénonçant une grave atteinte au monopole des clercs sur le savoir, pourtant déjà bien entamé. Il y aurait là de quoi ouvrir (sur Wikipédia ?) un quatrième cycle du pouvoir intellectuel, le « cycle wiki » après les cycles universitaire, éditorial et média repérés par Régis Debray. Certains enseignants s’inquiètent que leurs élèves et étudiants pratiquent un peu trop assidument le copier-coller à partir du contenu de l’encyclopédie, d’autant plus facilement que ce contenu est libre de droits.
Il y a pire : bien que la charte de Wikipedia réprouve la publication d’opinions personnelles, rien n’empêche un contributeur mal informé ou malveillant de publier une biographie erronée ou calomnieuse, ou encore d’introduire des biais dans la description d’événements historiques ou contemporains. Il est vrai que les erreurs les plus flagrantes sur les sites les plus visités semblent rapidement corrigées et que des outils ont été développés et mis en place pour assurer un certain contrôle de qualité (voir encadré).
Sans entrer ici dans la polémique on peut néanmoins s’étonner – se réjouir ? – que des centaines de milliers d’hommes et de femmes de tous âges et de toutes conditions consacrent autant de minutes de cerveau humain à cette tâche austère : rédiger une encyclopédie. Alors que tant d’activités plus fun et plus cool les sollicitent, sur Internet, à l’écoute de leur mobile ou devant les écrans de la téléréalité. Les détournements d’usage motivés par la volonté de nuire sont évidemment inexcusables et appellent des poursuites visant de préférence, si possible, les auteurs plutôt que les hébergeurs à leur corps défendant.
Quoi qu’il en soit, Wikipédia, dispositif technologique, culturel et social, ouvre une véritable « terre de mission » à la réflexion médiologique. Le médiologue pourrait par exemple analyser les rapports que Wikipédia entretient avec la cléricature, induits par l’option encyclopédique (pas de travaux originaux) et le principe de neutralité : références bibliographiques, critères de notoriété voire de notabilité des personnalités faisant l’objet d’articles ou citées en références.
Il pourrait aussi relever le caractère somme toute assez « scolaire » (un hussard noir n’y trouverait rien à redire) des critères qui définissent un « article de qualité » (bien orthographié, bien écrit, complet, argumenté par des références externes, et, bien entendu, neutre) ou les bien nommées conventions de style. Dans la même perspective, il s’intéresserait au comité de lecture [2] et à l’atelier d’écriture [3] ou encore à la demande d’aide.
De même, le médiologue laïco-dépressif (on en rencontre, par les temps qui courent) ne devrait pas détester le parti pris d’anonymat ou de pseudonymat qui affranchit le wikipédien de tout statut social – sauf à se présenter, comme bon lui semble dans une « page utilisateur ».
En dépit de l’option linguistique de l’encyclopédie, le médiologue soupçonneux s’interrogerait ensuite sur l’influence américaine ou « anglo-saxonne » perceptible dans le pragmatisme des procédures et leur caractère évolutif - bien qu’un chercheur évoque aussi un « fort présupposé harbermassien ». En d’autres termes : le socle commun, génétique, technique et institutionnel, laisse-t-il émerger des particularismes culturels ?
Ayant ainsi ouvert un vaste programme d’études, nous nous contenterons ici d’interroger le dispositif de savoir (l’encyclopédie proprement dite) et le dispositif institutionnel, la « communauté Wikipédia ».
Intelligence collective ?
La notion d’intelligence collective ne désigne peut-être rien d’autre que ce que l’on appelle couramment culture, combinant l’imagination et la mémoire, la communication dans l’espace et la transmission dans le temps, le flux et le stock. En d’autres termes : l’échange intellectuel entre individus et groupes et la capitalisation du produit de ces échanges, savoirs, pratiques, solutions apportées à des problèmes. Mais si une culture est généralement associée à un territoire, le réseau permet à des individus dispersés d’échanger, sur fond d’affinités, d’intérêts, de goûts ou d’opinions partagés.
A cet égard, Wikipédia montre qu’Internet peut être un accélérateur de dispositifs d’intelligence collective. Grâce au réseau, en effet, le nombre et la diversité des contributeurs sont massivement accrus, les délais d’intervention sur site sont réduits et les « stocks » de connaissance rendus immédiatement accessibles à chacun et à tout moment. De surcroît, des outils logiciels prennent en charge une grande partie du traitement de l’information : interface d’accès et d’édition (le « wiki ») mais aussi calculs, représentation graphique, gestion documentaire, gestion des discussions, etc. Cela d’une manière qui n’est pas médiologiquement neutre, bien entendu.
Au-delà de l’usage cognitif, des wikis peuvent être affectés à des usages pragmatiques (recensement, combinaison et diffusion de pratiques éprouvées) et même politiques – du moins s’il l’on parvient à mettre en œuvre des instruments de vraie délibération en ligne.
Parmi les nombreuses questions médiologiques que soulève Wikipédia, la première porte précisément sur le formatage statique et dynamique des savoirs qu’elle introduit.
Au premier niveau, ce formatage présente l’aspect d’une interface standard et d’outils d’édition associés (l’environnement wiki). [4] A un deuxième niveau s’exerce le contrôle, pour l’essentiel un contrôle de qualité, mais aussi un contrôle de police destiné à combattre les tentatives de sabotage ou de détournement d’usage.
Outils wikipédiens d’analyse et de contrôle
Outre les procédures délibératives portant sur les « pages à supprimer » et la désignation des « articles de qualité », divers outils logiciels ont été progressivement développées et mis en ligne.
Nous empruntons à Olivier Erzscheid [5] les utiles qualifications qu’il donne à ces outils dont la dénomination est plutôt ésotérique à des oreilles francophones.
Un « sismographe wikipédien » : Wikirage permet d’identifier les articles les plus édités (modifiés) ce qui révèle soit la faible qualité du contenu (nombreuses corrections…) soit un sujet chaud qui alimente la polémique. La stabilité est un critère d’évaluation des articles.
Un « traceur d’autorité » : Wikidashboard établit un lien entre un auteur (via son « adresse IP », adresse Internet de la machine qu’il utilise) et ses interventions dans Wikipedia.
Un détecteur de « tentatives de redocumentarisation déviantes » (TRD) : Wikiscanner établit également un lien entre une adresse IP et les modifications d’articles qui ont pour origine cette adresse. Son but est plutôt d’identifier les TRD exercées par des entreprises ou des institutions pour entrer des informations édifiantes sur les pages les concernant. Il permet, selon le blogueur Christophe Deschamps, de révéler les « sales petits secrets » des organisations. On peut y entrer par un nom d’organisation (suspectée) ou le titre d’un article.
Un « détecteur de réputation » permet de colorer en orange dans une page les contributions ou les passages suspects en termes de crédibilité ou pour d’autres motifs.
Un « moteur heuristique », Wikimindmap, affiche dans une carte sémantique les résultats d’une recherche sur le contenu de Wikipedia.
Ces outils tendent à introduire une certaine discipline. Cela nous conduit à la dimension institutionnelle de Wikipedia.
Une « communauté » ludique et néanmoins productive
Qu’en est-il de la collectivité formée par les utilisateurs de Wikipédia ? Une foule ? Une bande ? Une communauté ? Un corps politique ? Rien de tout cela. Pas vraiment une « société savante » non plus, mais plutôt une collectivité originale en réseau, à extension planétaire bien que structurée en espaces linguistiques.
Pour être originale cette « communauté » nous semble néanmoins appartenir à la vaste catégorie des groupes ludiques implantés dans « un espace de liberté au sein d’une légalité particulière définie par la règle du jeu » [6]. Par rapport aux définitions classiques du jeu, deux objections peuvent être soulevées. D’abord, le fait que le projet Wikipédia n’est pas a priori limité dans le temps – mais est-ce vraiment une objection décisive ? Ensuite, et surtout, son caractère « productif » – mais cette objection est affaiblie par le caractère libre et gratuit (non rémunéré) de la production wikipédienne. On pourrait même soutenir que Wikipédia appartient à une catégorie de jeux qui, outre des satisfactions psychologiques pour les joueurs engagés dans la partie, produit de surcroît un bien public… dont l’exposition vient encore renforcer en retour la gratification des joueurs.
Ce jugement est confirmé par le fait que parmi la dizaine de « statuts d’utilisateurs » wikipédiens, les seuls à figurer dans la catégorie « statut non technique » sont les arbitres qui interviennent en cas de conflit non résolu par les procédures courantes. Les autres utilisateurs à statut particulier ne sont que des opérateur techniques, ni législateurs, ni juges, ni même policiers, tout au plus des « bourreaux » si l’on veut, dans un monde où fort heureusement il n’y a pas de tête à couper. Un administrateur de Wikimédia France propose une métaphore moins rude : « Un administrateur doit être vu comme un contributeur à qui on a remis un balai pour faire le ménage ».
Retenons que Wikipédia, socialement structurée comme un jeu, se différencie d’autres projets encyclopédiques socialement structurés comme des entreprises ou des institutions, avec tout ce que cela implique de division du travail et de hiérarchies d’ordre intellectuel ou managérial. Mais Wikipedia n’en produit pas moins du savoir, concurremment avec les autres encyclopédies. Et elle se différencie par ailleurs des « sites communautaires » de l’Internet social (Facebook, MySpace, YouTube…) investis par la publicité quand ils ne sont pas purement et simplement « rachetés » par un opérateur commercial.
Wikipédia met enfin en évidence un dispositif de médiation technique, repérable à deux niveaux : celui de l’interface d’accès et d’édition des textes et celui des outils de surveillance et de contrôle (voir l’encadré). Ces derniers permettent très classiquement au centre de surveiller la périphérie. Mais ce qui est beaucoup plus intéressant, c’est qu’un utilisateur quelconque peut activer lui-même les outils de surveillance (à la différence des outils d’administration réservés aux administrateurs) ce qui leur donne une force de frappe potentielle beaucoup plus considérable. En dramatisant un peu on pourrait ainsi aggraver le fameux slogan de 1984 : Big Brother is you, watching, comme si les écrans où s’affichait Big Brother étaient devenus des miroirs [8]. A vrai dire Wikibrother est assez cool et l’on ne saurait lui reprocher à la fois son laxisme (« tout le monde peut impunément publier n’importe quoi ») et des velléités totalitaires.
Conclusion
Wikipédia dément le préjugé selon lequel Internet serait un instrument de communication (de flux) et non de transmission, où les stocks, numérisés, semblent en quelque sorte préparés pour être mis en circulation. Ce dispositif cognitif est lui-même nourri par une collectivité qui s’apparente à un groupe de joueurs dont la principale motivation semble bien être la participation au jeu, même si des enjeux se dessinent, telle la promotion d’un article au rang d’ « article de qualité ». En même temps, cette collectivité produit et contribue ainsi à mettre en question la commercialisation directe ou indirecte (via la publicité) de la production intellectuelle.
Mais peut-on ainsi impunément à la fois réfuter la division du travail et ignorer les sollicitations du marché ?
Paul Soriano. Novembre 2007.
Annexe. Wikipédia : des lettre et des chiffres
Selon les versions linguistiques, l’encyclopédie en ligne compterait parmi les dix ou quinze sites les plus visités de l’Internet. Comme chacun peut en faire l’expérience, le trafic est massivement alimenté par le moteur de rechercher Google – phénomène du reste auto-entretenu à mesure que des sites et des blogs établissent des liens vers le site [9].
En septembre 2007, Wikipedia affichait plus de huit millions d’articles (27 millions de pages) dans 253 langues dont plus de deux millions pour la seule édition anglaise (10 millions de pages). Il existe des versions en langues corse, occitane, catalane, basque, bretonne, sans compter une version… latine, une autre en espéranto et même une en « anglais simplifié ». Une quinzaine de sites linguistiques comptent plus de 100 000 articles. Pour sa part, Wikipédia francophone comptait, début novembre 2007, plus de 577 000 articles (un million et demi de pages) et 500 nouveaux articles seraient créés chaque jour.
Wikipédia, c’est aussi près de neuf millions d’ « utilisateurs » dont 5,3 millions pour la version anglophone, mais le nombre des contributeurs actifs (au moins dix contributions depuis leur arrivée) se situe plutôt autour de 500 000 en septembre 2007. Dans la version francophone, face aux 290 000 utilisateurs, le nombre de contributeurs actifs se situe autour de 25 000 (septembre 2007). Par ailleurs, la liste des wikipédiens déclarés sur le site comporte environ 1 700 noms ou pseudonymes dont 1 024 résidents français.
Neuf projets spécifiques complètent l’offre Wikipédia (dictionnaire, bibliothèque, textes pédagogiques, recueil de citations, actualités, etc.) dont la promotion est assurée par la Wikimedia Foundation, une fondation de droit américain à but non lucratif principalement financée par les dons. Wikimédia France est une association de loi 1901.
La jeune histoire de Wikipédia commence au tout début du XXIe siècle. Le lecteur curieux pourra en consulter les péripéties sur le site :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_Wikipédia.
Enfin, Wikipédia n’est que l’application la plus spectaculaire d’un environnement logiciel libre (librement téléchargeable) d’édition et de gestion de contenu en ligne (MediaWiki) qui permet de développer toutes sortes de « wikis » implantés sur Internet ou d’autres réseaux : un intranet d’entreprise, par exemple, pour recueillir et diffuser des connaissances relatives aux activités de l’entreprise. Ward Cunningham, le développeur du logiciel, l’aurait baptisé d’après le nom de la ligne d’autobus « Wiki Wiki » (« vite » en hawaïen) qui relie l’aéroport d’Honolulu à la ville.