Les autres biens de ce monde présentent au contraire des qualités qui en déterminent la valeur d’usage et les attachent à un besoin particulier, à des préférences subjectives, etc. L’argent, lui, n’a d’autre valeur d’usage que sa valeur d’échange ; il permet d’acquérir des marchandises de plus en plus nombreuses et diverses, à mesure que se déploie l’économie monétaire. Avec le développement de la finance, les biens durables, les « actifs » de toute nature (entreprise, propriété immobilière, créances…) se trouvent à leur tour, dans une certaine mesure, monétisés par le biais de titres de propriété négociables, telles les « actions » représentant le capital d’une entreprise.
L’argent est ainsi d’autant plus puissant qu’il n’est rien de particulier, toujours « en puissance ».
Money is what money does
Monnaie ou argent ? Ignorant pour le moment la distinction, notons que les économistes ne définissent en général la monnaie qu’en énonçant ses fonctions (money is what money does) :
un instrument de mesure, d’échange et de réserve. N’en déplaise à Simmel, on lui reconnaît trois qualités : divisibilité, fongibilité et universalité – dans les limites d’un espace monétaire déterminé qui est le plus couramment un territoire politique. Mais ces qualités-là n’ont d’autre effet que d’assurer sa fluidité, sa capacité à circuler sans entraves.
La monnaie peut revêtir trois formes. Métallique, elle est un avatar de la monnaie-marchandise : denrées, bétail, peaux de bêtes, etc. A l’origine simple reconnaissance de dette signée par son émetteur, la monnaie fiduciaire (tel le billet de banque), d’abord gagée par un dépôt de métal, a progressivement gagné son autonomie jusqu’au « cours forcé » et à l’inconvertibilité du papier en métal. Avec la monnaie scripturale enfin, tel le chèque associé à un compte courant, les échanges de monnaie se font par un simple jeu d’écritures sur un registre comptable tenu par une banque.
Qui a inventé la monnaie ? Les historiens situent l’apparition des pièces métalliques en Lydie vers le VIIe ou le VIe siècle avant Jésus-Christ. Mais les usages primitifs d’une unité de compte, d’un instrument matériel ou symbolique d’échange ou de réserve, sont bien antérieurement attestés [1]. Les incertitudes généalogiques qui affectent cet instrument familier conduisent à penser que la monnaie est le produit de l’expérience, des usages et de la sélection sociale, sans inventeur assignable.
La succession chronologiquement incertaine [2] des trois formes de monnaie suggère une dématérialisation, une perte de qualités ou de valeur d’usage. Le médiologue objectera que la dématérialisation du support est plus que compensée par le développement de techniques et d’institutions monétaires rien moins qu’immatérielles. Tout se passe néanmoins comme si la monnaie tendait historiquement à rejoindre son essence : une chose qui gagne à se dépouiller, jusqu’au plus ténu des supports monétaires (le bit informatique) pour mieux remplir son office.
Bonne et mauvaise monnaie : less is more
La loi de Gresham (du nom d’un financier anglais du XVIe siècle) énonce que « la mauvaise monnaie chasse la bonne ». Qu’est-ce à dire ? Supposons que dans un espace monétaire où coexistent des pièces d’or et des pièces d’argent (métal) ayant même valeur nominale, l’or-marchandise se valorise aux dépens de l’argent. Les agents économiques vont conserver les pièces d’or et utiliser les pièces d’argent pour leurs échanges : l’or thésaurisé dans les coffres déserte le marché, la mauvaise monnaie chasse la bonne. À y regarder de plus près, c’est plutôt l’or qui est la « mauvaise » monnaie puisqu’il cesse de circuler ; l’argent, lui, poursuit son trafic aussi longtemps qu’il reste accepté dans l’échange : c’est la bonne monnaie ! Non seulement une monnaie n’a nul besoin de « valeur substantielle » mais il est même souhaitable qu’elle s’affranchisse de toute viscosité susceptible d’en ralentir la course : « La monnaie la plus insignifiante est justement la plus importante pour le commerce… Comme il [l’argent] est l’abstraction absolue, au-dessus de tous les biens concrets, toute qualité extérieure à sa pure destination est surcharge et détournement abusifs [3] »
En toute rigueur, il conviendrait de bien distinguer les trois fonctions de la monnaie dont chacune peut parfaitement être remplie par un instrument monétaire distinct. Certains économistes considèrent même qu’à chacune de ces fonctions correspond une acception différente de la notion. Si leur réunion dans une même monnaie concrète (le dollar, l’euro…) présente des avantages évidents, la distinction subsiste puisque les dollars ou les euros soustraits au circuit de l’échange peuvent être rémunérés par un intérêt : qu’on ne s’y trompe pas, un compte courant rémunéré devient ipso facto un compte d’épargne.
Eu égard à son inscription dans la durée, la monnaie de réserve ou d’épargne requiert des dispositifs de confiance plus robustes que la monnaie de circulation : plus longtemps elle est conservée, plus elle est exposée au risque de perdre sa valeur. Extraite du circuit des échanges, elle appelle une garantie extérieure au circuit, à moins que l’instrument monétaire recèle lui-même la valeur, comme c’est le cas avec les métaux précieux.
L’extinction de la dette
Les fonctions, les formes et les qualités de la monnaie ne doivent pas masquer sa caractéristique essentielle : sa capacité à éteindre les dettes, ce que l’on désigne aussi par « liquidité ».
Toutes les dettes ? L’homme naît endetté, vis-à-vis de sa famille, de sa communauté, des dieux, débiteur de tout ce qui n’est sien que parce qu’il lui fut donné : son corps, son nom, son âme, etc. En termes philosophiques modernes et peu suspects d’économisme : le Dasein ne peut pas se fonder lui-même, il est jeté-là, endetté malgré lui, sans avoir décidé de venir au monde. Or ces dettes ne peuvent être remboursées que par la transmission ou le sacrifice. Toutefois, la substitution d’un animal au sacrifice humain s’apparente déjà à une forme de monétisation de la vie, tandis que, du point de vue de l’Église, le suicide est une espèce de banqueroute frauduleuse.
A contrario, l’homo œconomicus de la société marchande est un individu affranchi des attaches qui lui rappellent la dette primordiale : un individu qui « n’a d’autres dettes que celles qu’il a volontairement contractées [4] », dettes privées susceptibles d’être éteintes par règlement monétaire. La seule exception apparente serait constituée par la solidarité, sociale ou nationale, mais l’État-providence a lui-même monétisé la protection sociale par prélèvements et répartition, avant de la transférer aux assurances ou à la capitalisation, aux bons soins de la main invisible.
Paraphrasant Max Weber on pourrait donc soutenir que la monnaie détient désormais le monopole (public) de la capacité d’extinction des dettes. En tant que bien public, elle en vient même à condenser tout ce qui reste de social dans la société de marché, encore que certains théoriciens ultralibéraux la considèrent comme une marchandise quelconque, susceptible d’être mise en concurrence.
Notre monnaie, mon argent
Si la monnaie désigne un bien public (notre monnaie, l’euro), l’argent désigne plutôt la richesse appropriée, privatisée (les 300 euros que j’ai gagnés). Là encore, l’usage du même instrument monétaire favorise la confusion. La plupart des langues disposent de termes différents pour distinguer la monnaie de l’argent, mais elles les confondent le plus souvent et donnent la préférence à l’un de ces termes pour qualifier indifféremment l’une et l’autre ; en anglais, par exemple, currency est rare relativement à money. Le français, plus rigoureux à cet égard, cède parfois à l’ambiguïté : « par ici la monnaie ! » désigne évidement l’argent.
Mais il ne s’agit pas seulement d’ambiguïté linguistique.
Le fait que le même bien public soit en même temps l’instrument d’accumulation privée de la richesse est source de réelles tensions. En d’autres termes : une immense fortune financière privée ne vaut en définitive que par le consentement général implicite. Lorsque Serge Gainsbourg brûle devant les caméras un billet de 500 francs, l’émotion que soulève ce geste peut s’expliquer par le fait qu’il porte ainsi atteinte non seulement à son argent (ce qui est son droit) mais aussi à notre monnaie (ce qui est une transgression).
On peut dire aussi que la monnaie est « objective », bonne ou mauvaise au sens de vraie ou fausse, tandis que l’argent est plutôt « subjectif » : bien ou mal gagné.
Ainsi, la pure monnaie serait plus « objective » (elle est bonne ou mauvaise au sens de vraie ou fausse), l’argent plus « subjectif » : il est bien ou mal gagné. On rencontre ici un paradoxe, le premier d’une longue série qui affecte l’argent : la monnaie est un bien public (il appartient à tout le monde dans un espace monétaire donné), mais c’est ce même bien public qui sert à l’accumulation privée de la richesse (de l’argent) ! En d’autres termes : une immense fortune financière privée ne vaut que par le consentement (implicite) de tous.
Nous reviendrons sur ce point à propos des dispositifs de confiance qui autorisent l’acceptation de la monnaie, dans ses différentes fonctions.
Monnaies de guère et guerres de monnaies
Les trois formes de monnaie sont associées à trois sources de création monétaire : la monnaie métallique est émise par une institution précisément appelée la « Monnaie ». Les billets sont émis par le Trésor ou la Banque centrale. De nos jours le système formé par la Banque centrale et les banques commerciales détient en général le monopole de la création monétaire. La monnaie scripturale est émise par les banques, sous forme de dépôts qui autorisent des crédits, lesquels alimentent de nouveaux dépôts et ainsi de suite… Ce « multiplicateur de crédits » opère dans les seules limites tracées par les autorités monétaires. L’incontinence monétaire conduit à l’inflation, ce viol du pacte monétaire, cet impôt sournois, fléau des créanciers, providence des débiteurs – y compris l’État, juge et partie. Quelle qu’en soit la source, l’émission de monnaie engendre un revenu appelé seigneuriage, égal à la différence entre la valeur nominale de la monnaie émise et son coût de production. Quand l’émetteur est le Trésor public, il s’agit d’une espèce d’impôt, sinon, c’est un profit. Le taux d’intérêt, lorsqu’il rémunère une « avance de monnaie » par une banque, est une autre forme de seigneuriage.
Une autre source d’émission, ni étatique, ni bancaire mais sociale, engendre les monnaies « locales », les monnaies dites « privées [5] » émises par des entreprises et la « e-monnaie » (monnaie électronique émise par des opérateurs étrangers au système bancaire). [6] Un exemple de monnaie privée sectorielle (ou « affectée ») est fourni par les chèques restaurant ou encore les miles des programmes de fidélisation des compagnies aériennes.
Les monnaies locales sont le fruit d’initiatives militantes en quête d’autonomie, tels les « LETS » (Local Exchange Trading Systems), ou de réactions de survie (comme en Argentine pendant la grande crise monétaire du début du siècle).
La dimension politique et géopolitique de la monnaie se révèle dans le dessin des territoires monétaires. Si la monnaie requiert un consensus [7], elle en est aussi bien l’instrument, symbole d’autant plus « parlant » qu’il passe quotidiennement entre toutes les mains.
Dans l’ordre géopolitique où les taux de change sont des armes, la monnaie est une ressource stratégique : autrefois les métaux précieux, désormais une monnaie acceptée hors des frontières du pays émetteur, tel le dollar, monnaie de l’Empire, à défaut de monnaie « globale ». Le futur de la monnaie se dessine selon les scénarios géopolitiques de reconfiguration des « nous » qui confrontent le local, le global et les échelons intermédiaires [8].
La résistance des monnaies nationales consoliderait la société des nations souveraines que les monnaies sociales ou locales tendent à fragmenter, tandis que les monnaies d’initiative privée s’affranchissent des frontières. L’euro, lui, dissimule les symboles de la souveraineté au risque de la compromettre.
En attendant, les problèmes de change et les difficultés corrélatives de comparaison des niveaux de puissance et de richesse nationales (PIB) donnent lieu à toutes sortes d’index, substituts de l’unité de compte universelle : l’un des plus folkloriques est le BigMac Index, taux de change du hamburger de l’Empire suivi depuis 1986 dans 120 pays par la très austère revue The Economist.