L’argent dépersonnalise, dit-on, à la fois le rapport que nous entretenons avec les choses et, via les choses changées en marchandises, notre relation avec les autres. Donnant, donnant. Ce faisant l’argent libère en quelque sorte la propriété, avant de la donner à consommer. Mais sans doute parce qu’il n’est rien de particulier et n’engage rien de personnel, le tyrannique serviteur ne « fait » rien non plus d’irréversible. Ce que l’argent fait, il peut tout aussi bien le défaire et le refaire différemment : un bon rhéteur saurait alternativement soutenir que l’argent libère et qu’il asservit, qu’il nivelle et creuse les inégalités, qu’il dénoue et renoue autrement le lien social. L’argent est le siège de tous les paradoxes. Tout dépend alors de la main, visible ou invisible, qui s’en saisit.
La propriété consommée
Le prix synthétise en les masquant les particularités d’une marchandise qui se présente ainsi de manière simple, neutre et indifférenciée au regard de n’importe quel acheteur potentiel, quelle que soit la valeur d’usage ou la jouissance singulière que chacun en escompte. La finance étend en quelque sorte les fonctions de la monnaie au commerce des biens durables, ces « actifs » dont la destination n’est pas d’être consommés, donc détruits, mais de durer : immeubles, entreprises, tableaux de maître et autres immobilisations.
Toute propriété réelle – un domaine foncier, une automobile, un vêtement – est à la fois personnalisée par son propriétaire et colore en en retour sa personnalité. En d’autre termes, elle présente peu ou prou le caractère d’une prothèse qui articule étroitement sujet possesseur et objet possédé, au point que l’on peut parfois se demander lequel possède l’autre. Ce n’est pas le cas avec une propriété financière. La seule qualité de l’argent, nous dit Georg Simmel [1], c’est sa quantité : c’est par le montant de leurs revenus et plus encore de leur patrimoine exprimé en monnaie que l’on évalue couramment les hommes de biens, qui ne sont pas nécessairement des hommes de bien.
La médiation de l’argent dépersonnalise en même temps la relation d’échange, dépouillée de toute considération personnelle. Seule une éventuelle négociation, un marchandage, est susceptible de réintroduire la subjectivité du vendeur et de l’acheteur : « Dans une affaire à traiter, m’expliquait un brocanteur romain, il y a un marchand qui réclame trop et un acheteur qui n’offre pas assez et, petit à petit les deux vont se rapprochant jusqu’à point acceptable. On voit clairement ici comment, de l’affrontement des sujets entre eux, peut sortir quelque chose qui convient objectivement [2]. »
Du coup, l’échange peut aussi bien être effectué par un ordinateur convenablement programmé, comme c’est le cas dans le monde des transactions boursières. Et quand le règne de la marchandise s’étend, au-delà des produits, jusqu’aux « services », l’argent étend son emprise aux relations entre les personnes.
Mais, comme le remarque encore le perspicace Simmel, l’objectivation de la valeur par le prix déclenche aussitôt un autre processus de subjectivation, en ce sens que le détenteur d’argent peut en user comme il l’entend, pour consommer ou même pour investir. L’agent ne délivre de l’enchaînement aux choses, réduites au nombre et à tout moment aliénables, que pour livrer les marchandises à tous les désirs qu’il promet de satisfaire. Au propriétaire attaché à sa propriété s’oppose le consommateur entraîné par son caprice. Le règne du « bien sans qualités » (l’argent selon Simmel) pourrait donc engendrer un homme sans qualités, dispensé des compétences requises par la production de ce qui s’obtient avec de l’argent, mais aussitôt pourvu des qualités que l’argent permet d’acheter ; et, enfin, sans autre qualités que celles que lui impriment les marques qu’il consomme ou affiche.
L’écran affiche et fait écran. À la différence d’une propriété réelle, cette prothèse où se confondent le sujet et l’objet, l’argent, moyen d’accès universel aux biens, les sépare radicalement l’un de l’autre alors même qu’il réduit à presque rien, magiquement, cette séparation.
L’indifférence à l’objet marchand, sa banalisation, place du reste le marketing devant un grave dilemme, à l’heure où la « personnalisation » des biens de consommation contribue à former l’identité du consommateur : le rapport affectif à l’objet ne peut que dissuader le sujet de s’en défaire pour acheter le nouveau modèle, ce qui n’est pas bon pour le commerce. D’où le dépassement dialectique qui consiste à substituer la marque (Peugeot) à l’objet (la 403 cabriolet de Colombo).
La propriété libérée
Du point de vue économique, la « titrisation [4] » des biens a en quelque sorte libéré la propriété en permettant de transformer les biens en capital productif, en les mobilisant. Selon l’économiste Hernando de Soto [5], la réussite du capitalisme occidental doit moins à des facteurs économiques qu’à une construction juridique : un régime de propriété autorisant cette transformation des biens immobilisés en capital productif. Ce régime est fondé sur la représentation des biens par des documents publiquement reconnus : qu’il s’agisse d’un titre attestant la propriété d’un bien dans son intégralité (un immeuble par exemple) ou des titres financiers (les actions par exemple) par lesquels un actif immobilisé se trouve « virtuellement » divisé en un très grand nombre de parts d’une valeur unitaire accessible rendue accessible au petit porteur. Ces titres conduisent à la monétisation des actifs, en ce sens qu’ils possèdent – dans une certaine mesure – les qualités de la monnaie : divisibilité, fongibilité, universalité dans les limites d’un marché financier donné, plus « universels » même que la monnaie nationale quand les marchés s’internationalisent. Ces bouts de papier n’en sont pas moins « performatifs » car ils permettent d’agir sur la réalité qu’ils représentent.
Rendant les biens divisibles et fongibles ils autorisent à en répartir la propriété sans les affecter matériellement : par le biais des actions représentatives du capital d’une entreprise ou encore des parts de sociétés civiles immobilières, une entreprise ou un immeuble peut changer de mains sans nulle atteinte à son intégrité. Décrivant le bien selon des informations économiquement pertinentes ils peuvent s’intégrer dans un même système d’information publiquement consultable. Du même coup, la titrisation autorise une mise en réseau des biens dans les circuits d’épargne et d’investissement et même des simulations d’utilisations productives. Elle favorise également la division du risque ou la mise en commun des biens, par exemple pour garantir des dettes. Enfin, elle autorise des transactions sur des droits de propriété avec des coûts de transaction réduits (l’information publique sur les actifs réduit les coûts d’information supportés pour s’assurer de la valeur de l’actif considéré). C’est ainsi que les biens mènent une existence parallèle en tant que capital : un terrain, une construction, une entreprise, une machine, un stock y sont représentés par un titre de propriété, un bail ou une inscription au registre du commerce ; une entreprise par une multitude de titres susceptibles d’être négociés à la Bourse et ainsi rendue « liquide ». Existence « parallèle », mais rien moins qu’immatérielle : elle se déploie dans une autre matérialité faite de papier, de documents, de dispositifs informatiques et d’institutions tout aussi réels et matériels que les entreprises et les autres biens représentés. Il y a là une analogie frappante avec les vertus performative du langage comme avec les conditions (médiologiques) de l’efficacité symbolique…
La liquidité des titres reste toutefois précaire, comparée à celle de la monnaie, seule capable d’éteindre les dettes, et vers laquelle se précipitent les détenteurs de titres en cas de crise financière. Seuls certains actifs financiers très sûrs (comme les bons du Trésor) sont considérés comme de la quasi-monnaie. La fonction de réserve de la monnaie [6] permet à l’inverse de la traiter comme une actif financier. Conservée, elle est comme un droit en attente d’être exercé. Simplement thésaurisée, elle est gelée, sans autre contrepartie que sa liquidité. Épargnée, elle est rémunérée par un intérêt.
Le marché des changes traite les différentes monnaies nationales comme des titres (on les appelle alors des « devises ») constituant des réserves ou des objets de spéculation.
La valeur est indifférente aux valeurs. Neutralité axiologique, avidité ontologique : étranger aux motivations du consommateur ou de l’investisseur, l’argent n’en est que plus disposé à tout représenter, indistinctement.
Maître docile, serviteur tyrannique
Agent tout puissant et docile dépourvu de valeur substantielle qui relativise toute valeur, « signe » de tous les biens avant qu’eux-mêmes ne deviennent de simples signes extérieurs de richesse, l’argent multiplie les paradoxes. L’un d’eux commande sans doute tous les autres : un bien public (la monnaie) est aussi l’instrument d’appropriation privée de la richesse (l’argent). D’où il résulte que cet objet de croyance commune ne tenant qu’à la confiance réciproque alimente crainte, soupçon et ressentiment.
Équivalent général, l’argent « nivelle » tout, et dévoile aussitôt les inégalités les plus insensées, qu’il rend crûment mesurables [7], quand les revenus d’un seul homme se mesurent en dizaines de milliers de SMIC. Mais il se prête aussi bien aux prélèvements obligatoires ordonnés par l’État pour financer la dépense publique et redistribuer la richesse.
Quand l’argent seul permet de se procurer le nécessaire, ceux qui n’en n’ont pas se trouvent fort dépourvus. Le châtelain vit chichement faute de liquidités. Consolation : s’il désespère celui qui en manque, l’argent « aliène » celui qui en a, le riche ou l’avare autant que le prodigue ou le spéculateur.
L’argent libère l’esclave et le serviteur mais asservit le débiteur et l’avare, exclut le pauvre et stigmatise l’étranger enrichi. Historiquement, il a affranchi le serf en lui permettant de régler sa dette en argent plutôt qu’en prestations personnelles et de desserrer ainsi le lien qui l’assujettit au seigneur. De même, il libère l’individu de ses liens communautaires, à commencer par ceux de la famille : on sait le rôle joué par le travail salarié dans l’émancipation de la femme et des enfants organiquement soumis au père. Dans un monde de libre circulation des richesses et des hommes, il réduit même la dépendance du citoyen à l’égard du corps politique : le dissident économique « vote avec ses pieds » pour aller s’installer sur des terres plus hospitalières, y trouver un job pour survivre ou, fortune faite, jouir de revenus moins amputés par le fisc. Mais si l’argent dispense de l’investissement personnel que requiert la propriété matérielle, la division du travail qu’il rend possible redonne au patron les pouvoirs arrachés au père ou au maître, et soumet plus étroitement l’individu au système de l’économie monétaire : c’est ainsi que le client-roi américain est rendu dépendant de l’ouvrier chinois et vice versa…
Plus ou moins exclu des relations de pouvoir et d’intérêts dans la société d’accueil, l’étranger se tourne volontiers vers le médium qui tend précisément à en détacher les transactions économiques : il peut alors conclure des affaires sans être engagé dans un rapport plus intime, ce qui convient à la fois à l’allogène soucieux de préserver son identité et à l’autochtone dispensé de frayer plus avant. L’argent, de surcroît, permet de se constituer un « patrimoine portatif » plus facile à évacuer en cas d’urgence : car une fois enrichi, l’étranger devient une cible parfaite pour les puissants surendettés comme pour les foules impécunieuses en proie au ressentiment.
En dénouant les attaches communautaires ou politiques, l’argent introduit dans les rapports entre individus « des calculs de prudence et d’égoïsme qui en bannissent la sympathie, la confiance et la générosité » nous dit Mme de Staël (De l’Allemagne). Mais le marché abrite aussi le commerce des hommes, outre celui des choses. L’argent lie le débiteur à son créancier – mais ce lien durable peut aussi être rompu par la « titrisation » qui restitue la dette à l’indifférence des transactions marchandes.
On associe volontiers l’argent à une privatisation fatale à toute solidarité, en oubliant son rapport à la monnaie, par la fonction de réserve [8]. La finance, ce « commerce des promesses » (selon la formule de Pierre-Noël Giraud) tient en dernière analyse au pacte monétaire, les titres n’étant que des reconnaissances de dettes privées, à l’exception de ceux qu’émet l’État. Les crises financières dévoilent spectaculairement ce rapport, quand le discrédit des promesses privées sollicite le pacte incarné par le Trésor ou la banque centrale. Les banques ordinaires articulent en quelque sorte les deux sphères, médiatrices pour le meilleur et pour le pire, du public et du privé.
L’argent, c’est l’abstraction de la richesse : afin de la livrer à ses calculs, la finance extrait en quelque sorte la valeur de l’économie réelle des territoires où elle se développe dans la longue durée de la production et du déploiement des stratégies. Pourtant, l’expérience des « monnaies locales » et du microcrédit suggèrent que la maîtrise de l’argent peut aussi bien servir la consolidation de l’économie territoriale. Le rôle essentiel de la finance est (ou devrait être) de mieux répartir les richesses dans l’espace et dans le temps, du très court au très long terme.
Carburant du capitalisme, l’argent socialise les biens de ce monde. Le socialisme archaïque [9] avait entrepris d’arracher leurs actifs aux capitalistes pour en concentrer la propriété collective et la mettre à la disposition de tous, avec le succès que l’on sait ; le « socialisme de marché » procède tout autrement : il transforme l’ensemble des biens en actifs, les « titrise » et les disperse de telle sorte que chacun devienne copropriétaire – avec une propension certaine à socialiser de préférence les pertes.
Ainsi, tandis que d’aucuns s’alarment du détricotage du lien social dans la société de marché, c’est peut-être au contraire une socialisation implacable qu’il faut craindre, où chacun, déjà dépendant des autres par la division du travail, surveillera leur comportement avec le regard soupçonneux d’un assureur ou d’un actionnaire.
Guerre et paix : Montesquieu et Voltaire voient dans le commerce un facteur de paix et de tolérance car l’échange monétaire objectif refroidit les passions. On leur objectera les innombrables meurtres, conflits et guerres motivés par l’argent… à quoi l’on peut répondre que c’est précisément lorsqu’elle franchit les bornes de l’échange marchand que la concurrence s’abandonne à la violence.
In Gold We Trust : soutenu par la croyance, le crédit, l’argent « laïcise » en quelque sorte toutes les autres croyances qu’il subordonne aux intérêts. « Entrez, nous dit encore Voltaire, dans la Bourse de Londres, cette place plus respectable que bien des cours ; vous y voyez rassemblés les députés de toutes les nations pour l’utilité des hommes. Là, le juif, le mahométan et le chrétien traitent l’un avec l’autre comme s’ils étaient de la même religion, et ne donnent le nom d’infidèles qu’à ceux qui font banqueroute… ». Le nouvel espace public, l’agora des marchands, semble renvoyer toute adhésion gratuite à la sphère privée.
D’un côté la monnaie requiert un tiers de confiance, religieux ou politique. De l’autre, elle circule encore mieux débarrassée de toute référence extérieure susceptible d’en ralentir la course. Comparons l’iconographie de l’euro à celle du dollar, à cet égard plus « archaïque », affichant sans vergogne sa foi et ses grands hommes [10]. Ce n’est donc pas des Etats-Unis mais bien de la vieille Europe que nous vient la monnaie parfaitement « laïque » - à moins que l’argent n’inspire la religion ultime et vraiment « catholique » (universelle), le monothéisme de la valeur ?
Grand simplificateur de toute évaluation, l’argent donne pourtant lieu aujourd’hui à l’intimidante complexité des produits et services financiers qui débordent de toute part l’économie réelle. Objet de la plus froide rigueur comptable, l’argent exaspère aussi bien les passions, l’exubérance irrationnelle des marchés, la valorisation insensée des start up, l’emballement mimétique, le délire spéculatif du joueur…
S’il consent à servir différents maîtres, l’argent ne se laisse lui-même jamais parfaitement maîtriser. Bon serviteur et mauvais maître dit une sagesse populaire qui gagne en saveur à être corsée d’un zeste de dialectique du maître et de l’esclave : bon maître et mauvais serviteur, selon les circonstances…