« Et si je me trompe, je sais que vous me corrigerez » (Jean-Paul II)

Visiteurs connectés : 1

Accueil > L’argent > Questions de confiance

Z-Argent

Questions de confiance

Paru dans Médium 16-17

Paul Soriano

4 juin 2008, modifié le 11 juillet 2020

Quels dispositifs, matériels et techniques, institutionnels et symboliques, fondent la crédibilité de l’argent, ce rien qui vaut pour tout ? Et qu’advient-il quand ce crédit fait défaut ?

La technique est présente, depuis toujours, dans les affaires monétaires, ne fût-ce que dans les dispositifs associées à la production, la « frappe », la circulation et le stockage des monnaies. Mais l’irruption de l’argent numérique donne à la technologie – et notamment aux techniques de traitement de l’information – une tout autre portée. Se trouve ainsi posée à nouveaux frais la question de confiance.

 Meilleur que celui du gouvernement

L’écran de l’argent masque les dispositifs de confiance qui confèrent à l’argent son crédit.
« - Oui, a continué Fontana, parce que je dis, moi, que son or est meilleur que celui du gouvernement. Et je dis qu’il a le droit de faire de la fausse monnaie, si elle est plus vraie que la vraie. Est-ce que, ce qui fait la valeur des pièces, c’est les images qui sont dessus, ou quoi ? ces demoiselles, ces femmes nues ou pas nues, les couronnes, les écussons ? Ou bien les inscriptions peut-être ? Ou bien leurs chiffres, disait-il, les chiffres qu’y met le gouvernement ? Les inscriptions, on s’en fout, pas vrai ? et les chiffres aussi, on s’en fout. Ça ne serait pas la première fois que le gouvernement vous tromperait sur la valeur et sur le poids, tout aussi bien qu’un particulier. Demandez seulement à ceux qui s’y connaissent. Le gouvernement vous dit : “Cette pièce valait tant ; eh bien, maintenant, elle vaudra tant…” Ça s’est vu, ça peut se revoir. C’est moins honnête que Farinet, les gouvernements, parce qu’à lui, ce qu’on lui paie, c’est en quoi ses pièces sont faites et, à eux, c’est ce qui est dessus… » Toutefois, cette monnaie ne s’est pas imposée toute seule : il a fallu, pour authentifier l’or de Farinet, le « certificat » des autorités :
« Le père Sage avait des papiers et même il me les a montrés, et je les ai vus. Ça venait de Paris, oui de Paris, et de Genève. Des certificats, ça s’appelle. Il avait envoyé là-bas de sa poudre pour l’expertiser ; eh bien, ce qu’il y avait sur ses papiers, c’est que… Il s’arrête ; puis il prononce les trois mots bien séparément : - Ça… en… était. Il s’arrête. - C’était sur ces papiers, et c’est des messieurs, vous comprenez, c’est du monde qui s’y entend quand même mieux que nous, c’est des gens du métier, des savants, des auteurs de livres, des philosophes. Ils ont dit : “C’est pur or, et rien que pur or.” Ils l’on écrit. C’est sur ces certificats… La seule différence, c’est que Sage gardait son or en poudre et que, lui, en a fait des pièces, mais ça le regarde. Si elles ne sont pas toujours bien faites, c’est qu’il n’a pas tous les outils qu’il faudrait. Mais la matière y est. »

Ce passage du roman de Charles-Ferdinand Ramus, Farinet ou la fausse monnaie [1] recense de manière pittoresque mais précise tous les éléments qui participent à la confiance envers la monnaie fiduciaire (du latin fides, foi, confiance) ; autant dire envers toute monnaie, couramment acceptée en échange de biens tangibles et comme réserve durable de richesse, sauf précisément en cas de crise monétaire, qui est toujours une crise de confiance.

 Fides et ratio : de l’or à l’ordinateur

Quatre types de dispositifs, à dominante sociale, matérielle, politique et technique (tous évoqués dans la théorie monétaire de Fontana), produisent divers compromis entre ces deux attributs peu compatibles de la monnaie : fluidité et fiabilité.
Les qualités qui font la « bonne monnaie », son extrême dépouillement, condition d’une circulation aisée, peuvent être les défauts de l’instrument d’accumulation : dépouillée, la monnaie ne vaut rien par elle-même. Des trois fonctions de la monnaie, la troisième (réserve de valeur) requiert les dispositifs de confiance les plus robustes, parce qu’elle s’inscrit dans le temps et s’expose donc le plus au risque. Les métaux précieux offrent un bon compromis : ils circulent assez aisément tout en recélant une valeur élevée sous un volume réduit. Quand l’instrument monétaire est la pièce d’or, elle assume tout à la fois la garantie (l’or), la circulation (la pièce) et l’accumulation (la pièce d’or).
C’est pourquoi la confiance s’est longtemps fondée sur la valeur « substantielle » de l’instrument monétaire ou tout au moins la convertibilité en métal de la monnaie fiduciaire de papier. Cette garantie matérielle se conjugue avec une garantie institutionnelle, la frappe des monnaies de métal. Mais le couple matériel et institutionnel ne doit pas dissimuler la dimension symbolique, imaginaire, voire fétichiste : l’or, « une chose qui ne vieillit pas, qui ne pourrit ni ne se gâte, qui ne change pas de couleur, qui ne change pas de poids, une chose fixe, quoi, quand toutes les autres ne sont pas fixes ; une chose pas seulement d’aujourd’hui, ni d’hier ou de demain, mais de toujours, vieille comme le monde et qui durera autant que le monde … » (Ramuz, ouvrage cité).
Mais le compromis, parfaite fluidité, confiance totale, peut poursuivre d’autres arbitrages, en quête d’un rien qui inspire néanmoins confiance, un less is more, minimum d’encombrement, maximum de crédibilité.
Les quatre dispositifs de confiance peuvent être ainsi caractérisés : confiance sociale résultant d’une longue pratique au sein d’une communauté ; confiance « matérielle » accordée à la valeur en quelque sorte embarquée dans l’instrument monétaire, comme on vient de le voir à propos des métaux précieux ; confiance institutionnelle et politique qui attache une autorité souveraine, un « tiers de confiance », à un support, billet de banque et autres monnaies fiduciaires ; confiance technique enfin (« ça fonctionne »), désormais fondée sur la neutralité et l’infaillibilité présumées des ordinateurs qui exécutent les algorithmes de traitement de l’argent numérique et sur l’expertise de ceux qui les servent et s’en servent. Ce dernier dispositif devient évidemment essentiel dans un monde où la plupart des transactions monétaires et financières sont calculées par des machines.
Chacun de ces dispositifs a ses limites, voire son vice caché. Si les métaux précieux offrent un compromis appréciable, ils pâtissent néanmoins d’une fluidité limitée par leur matérialité mais aussi de leur côté archaïque, anachronique à l’ère de l’argent numérique (« l’or, cette relique barbare », disait Keynes). La communauté et même le corps politique semblent bien étriqués à l’heure de la mondialisation, où les hommes ne se délient de leur prochain que pour se lier à leur lointain dont ils dépendent pour satisfaire leurs besoins. La fiabilité monétaire du Prince est tellement douteuse que l’on a cru nécessaire d’en émanciper la Banque centrale qui lui était naguère subordonnée – mais qui est ce « on », sinon quelque autre prince, masqué ? Et pour ce qui est de la technique, on en connaît les limites, quand les experts se révèlent faillibles ou intéressés, que les ordinateurs s’emballent et que le rationnel divorce d’avec le raisonnable, nous faisant basculer sans transition de la confiance excessive et défiance panique. Il en irait des techniques financières comme il en va des techniques nucléaires de fusion et fission : « Enfin, il est assez parlant de considérer les produits dérivés comme des atomes. Si vous les scindez d’une certaine manière, vous obtenez de la chaleur et de l’énergie - chose utile. Scindez-les d’une autre manière, et vous obtenez une bombe… » [2]
Dominante sociale, matérielle, politique, technique ? Il est à difficile et un peu arbitraire de discerner rigoureusement les quatre sources du crédit qui interagissent. Chacune requiert une certaine confiance sociale (la monnaie est un bien public, elle appartient à tous), mobilise des techniques plus ou moins sophistiquée, de la frappe aux programmes informatiques, et met en œuvre un avatar du symbole  : l’or, l’image, le bit d’information.
Le tiers peut prendre des formes bien visibles - image du souverain ou symbole religieux – ou moins discernables. L’or monétaire circule bien « à l’intérieur » du circuit et c’est aussi une matière première valorisée par des usages autres que monétaires (les bijoux, par exemple) ; mais on a vu qu’il joue aussi de sa force symbolique… elle-même peut-être acquise et confirmée par un long usage monétaire : comme toujours, les relations entre le médium et les relations qu’il médiatise vont à double sens. Même la technique doit la confiance qu’elle inspire à une espèce de neutralité supposée par rapport aux affaires humaines trop humaines, à un fonctionnement à la fois efficace et mystérieux aux yeux des usagers, toutes qualités qui lui confèrent une espèce de transcendance. Seule la confiance proprement sociale semble se construire dans l’immanence des relations de chacun à chacun caractéristiques de la communauté. Encore pourrait-on soutenir que l’image que la communauté a d’elle-même plane en quelque sorte au-dessus des relations qu’elle régule…
L’analyse des dispositifs de confiance doit être complétée par une distinction entre confiance publique et confiance privée (monnaie publique, argent privé). Bien que sphère monétaire et sphère financières soient distinctes elles sont reliées notamment par les banques, intermédiaires monétaires et financiers. Cette intégration n’est sans doute pas étrangère à la violence des crises que déchaîne le risque systémique. C’est, entre autre, la raison pour laquelle les grandes banques centrales, dont la vocation est essentiellement monétaire, sont tellement sollicitées en cas de crise financière : la monnaie qu’elles émettent et gèrent est en effet considéré comme un refuge par les détenteurs d’actifs en proie à la panique. Divers dispositifs permettent aux banques centrales d’injecter, directement ou indirectement des « liquidités » (de la confiance publique) dans le système bancaire, monnaie ou bons du Trésor… Bien entendu, il arrive aussi qu’une monnaie soit prise dans la tourmente de l’hyperinflation, comme en Allemagne en 1923.
En fait, la confiance est mieux établie quand ses diverses sources s’alimentent l’une l’autre. Des dispositifs techniques éprouvés mis en œuvre dans une société solidaire où le pouvoir légitime s’expose par des symboles reconnus par tous : précisément ce qu’affiche le moindre banknote, l’euro étant à cet égard moins parlant.
Mais si l’on considère les dizaines de crises (de confiance) survenues depuis les années soixante-dix, on peut douter des progrès accomplis au cours de la brève mais tumultueuse histoire de la finance globale.

Notes

[1Référence.

[2Kate Jennings, Hasard des maux (Moral Hazard), Éditions des deux terres, 2004.


Envoyer un message à l'auteur : Contact