La dérive des incontinents
En Italie, la mode est au rétro relooké techno. 20 ans (un siècle !) après le putsch soviétique de 1991, un (ex) communiste de 86 ans, constitutionnellement impotent de surcroît, vient de renverser une vidéocratie au profit d’un régime d’inspiration techno-ploutocratique dont les sondages et les médias disent le plus grand bien [3].
Au XXIe siècle plus que jamais, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Du coup, les « fin de » et « retour de » se succèdent précipitamment. Prenez l’État-nation. Après son ascension (quelques siècles), puis son « recul face aux marché » (des années 80 à la crise de 2008), son « retour » n’aura pas duré trois ans, le temps que le sauvetage des banques et la relance de l’économie transforment la crise de la dette privée en crise de la dette publique. Mais celle-ci affecte aussitôt les banques privées détentrices de créances publiques dévalorisées sur les marchés, et les banques cessent alors de faire crédit à l’économie dite réelle dont la récession assèche les ressources fiscales en retour.
A tout seigneur, tout déshonneur. Se souvient-on qu’en 2008 Barack Obama faisait vibrer les États-Unis et une bonne partie du monde avec ses Yes We Can qui sonnent à peine trois ans plus tard comme, osons le dire, des rodomontades. Oui on peut… rembourser, ce serait déjà pas mal.
Car le 5 août 2011, une agence connue des seuls spécialistes décidait d’abaisser la « note » des États-Unis, quarante ans exactement après que Nixon ait parachevé la disparition de l’étalon-or avec l’abandon de la convertibilité du dollar. En 1971, c’est encore le président en personne qui annonce la nouvelle ; en 2011, c’est l’obscur porte-parole de l’agence Standard & Poor’s dont le discours sur l’état de l’Union s’apparente à un verdict judiciaire ou médical : United States of America Long-Term Rating Lowered to “AA+” On Political Risks And Rising Debt Burden ; Outlook Negative. On notera que l’alourdissement du fardeau de la dette (Rising Debt Burden) ne survient qu’en seconde position dans les causes de dégradation, après les risques politiques. À savoir : l’incapacité des deux grands partis à s’entendre pour prendre les bonnes décisions. La « mésentente » entre le parti au pouvoir et l’opposition est pourtant assez courante en démocratie, mais c’est justement là que le bât blesse.
L’Europe de son côté a pris de l’avance à cet égard et l’innovation politique, une fois de plus, nous vient d’Italie. En quelques jours donc, début novembre, un pouvoir chasse l’autre, un magnat de la vidéosphère fait place à un technocrate dont le pédigrée est de nature à rassurer les marchés. Et cela sans révolution à l’ancienne, ni insurrection 2.0. Sans élections non plus. À peine, pour la forme, une rapide consultation des partis et, pour les caméras, quelques manifestations tardives et quelques crachats discrets sur le vaincu : dégage ! Notons pour être équitables que quelque jours auparavant, Athènes, en avance sur Rome évidemment, avait connu un processus similaire.
La loi d’airain de la monnaie
Rien de si nouveau pourtant aux yeux de l’historien, puisque déjà sous l’Ancien régime, les souverains endettés (oxymore) dépendaient des oligarques de la finance et ne s’en délivraient qu’en répudiant souverainement leur dette, telle une épouse encombrante. Exactement comme vient de le faire, en partie, l’État grec avec la bénédiction des institutions européennes. On s’est toutefois abstenu jusqu’à présent d’aggraver la sanction en liquidant physiquement les créanciers, comme le faisaient volontiers les monarques. Dans le cas de la France, notons que l’impasse budgétaire de 1788 est comparable à celle de 2011 – à ceci près que c’est désormais le social et non la guerre qui creuse le déficit. Mais le plus étonnant dans l’affaire, c’est que cette dépendance à la dette a été délibérément organisée par les gouvernements. Pendant quelques décennies, les fameuse Trente Glorieuses, les États avaient su s’en affranchir. Mais en instituant l’indépendance de la banque centrale (1973 en France) qui pour être centrale n’en est pas moins une banque, ils ont privé le Trésor d’une ressource essentielle et se sont du même coup soumis aux marchés de la dette publique, qui sont une construction politique .
Auparavant, c’est en effet le Trésor qui actionnait la « monétisation de la dette » (en bon français : la planche à billets) au risque, il est vrai, de déchaîner l’inflation et de léser les épargnants. Ce privilège est désormais transféré à la Banque centrale ; mais les traités européens interdisent à la BCE de l’exercer, à la différence de la Fed américaine ou de son homologue britannique (voir Jean-Claude Werrebrouck « La construction politique du marché de la dette publique ». http://www.lacrisedesannees2010.com…)
Quoi qu’il en soit, l’histoire retiendra qu’en 2011, à six mois d’une élection présidentielle, un gouvernement aura présenté un budget décroissant (à l’exception du service de la dette) et décidé impunément des impôts nouveaux et des réductions de prestations sociales.
On a du reste bien fait d’économiser les élections puisque celles qui ont eu lieu en Espagne un peu plus tard ont donné une victoire massive à un parti dont le programme est identique à celui des nouveaux gouvernements italien ou grec. Comme le déclare sans sourciller le président du Conseil européen : « Nous n’avons pas besoin d’élections mais de réformes ». Il est vrai que ce président-là est belge et que la Belgique fait pour sa part depuis 18 mois l’économie d’un gouvernement.