La matière désorganisée
A bien des égards, le nouveau siècle s’exprime à l’américaine. Une mauvaise note jamais n’abolira l’Empire. Certes, il faudra patienter jusqu’en 2013 au moins avant de voir se dresser de toute sa hauteur (1776 pieds, conformément au millésime de la déclaration d’Indépendance) la Freedom Tower sur Ground Zero. Mais la puissance américaine que l’on sache ne s’est nullement effondrée. En 2011 elle a même, dit-on, liquidé son ennemi public numéro un et contribué à renverser des régimes au Moyen-Orient sans troupes ni missiles, à part un modeste soutien logistique en Libye.
Les États-Unis sous-traitent volontiers le matériel mais le logiciel reste made in USA, invented here. Goldman Sachs n’a jamais mieux mérité son surnom de Government Sachs d’autant que ses collaborateurs officiels ou officieux ne se contentent pas d’assister le président des États-Unis, mais volent au secours des nouveaux régimes européens et de la BCE.
Et pour ce qui est réseaux sociaux en ligne et plus généralement de l’Internet, les noms de Facebook, Google, Apple, Microsoft et autres Amazon nous dispensent de commentaires.
Et pourtant, un tout petit État, la Grèce encore, a failli, début novembre 2011, réduire à néant la crédibilité du dispositif de sauvetage de l’euro et de l’économie mondiale laborieusement échafaudé quelques jours auparavant. Cela simplement en le menaçant d’un… référendum. Le lendemain, les marchés mondiaux chutaient lourdement et tous les dirigeants semblaient frappés de stupéfaction et d’impuissance. Les élections ne sont peut-être pas si démodées puisqu’elles continuent de faire peur. Avant de faire machine arrière M. Papandreou avait eu le temps de révéler au monde l’existence d’une nouvelle arme de dissuasion massive : dans un monde en proie au risque systémique, la moindre perturbation peut déclencher de proche en proche une catastrophe planétaire, l’équivalent en somme de la dissuasion nucléaire, la stratégie du faible au fort 2.0. Il faudra retenir la leçon : quand les puissants sont impuissants, la prime va à ceux qui, quelle que soit leur taille, restent capables de nuire.
Tout se passe donc comme si le monde était devenu trop compliqué pour se prêter à une quelconque organisation, à un contrôle global visible ou même underground et cela même pour la puissance qui reste hégémonique, aussi bien selon les critères du XXe siècle (combien de divisions, combien de missiles) que selon les critères du XXIe.
Mais que s’est-il donc passé, disons entre 1991 (dernier soubresaut du communisme soviétique) et 2011, pour que le monde ait à ce point changé ? L’épuisement des ressources naturelles et changement climatique (nature) ? La montée en puissance de la Chine (industrie) ? Le sursaut de la Russie (énergie) ? La vitalité de l’Islam (religion) ? La finance globale dérégulée (argent) ? De tout cela un peu, beaucoup ou pas du tout… Mais moins sans doute que le déploiement (technique) du numérique en réseau.
C’est l’effet réseau, bien sûr, qui explique les « risques systémiques », les phénomènes extrêmes et l’impuissance des institutions à les juguler. Un effet d’autant plus redoutable qu’il implique la nature : un séisme entraîne un tsunami, ce qui entraine la destruction d’une centrale nucléaire, ce qui conduit certains pays à abandonner le nucléaire, ce qui entraîne une chute en bourse des entreprises concernées, ce qui aggrave encore la crise financière, ce qui indigne les électeurs, etc. Dans l’autre sens, l’industrie humaine, nous dit-on, dérègle le climat, et ainsi de suite. Les phénomènes extrêmes touchent aussi bien la météo que la finance – en attendant les opinions politiques ?
Le numérique en réseau a déjà révolutionné les médias, ce qui n’est pas rien, mais il promet pourtant bien davantage car, ainsi qu’on l’a montré dans le précédent numéro de Médium , il remet en cause toutes les médiations et les corporations qui les gouvernent.
Bien malin qui saurait établir le bilan énergétique de ce double « empowerment », celui des dirigés (vous et moi) par les réseaux sociaux en ligne ; et celui des « dirigeants » de tout poil, politiciens et militaires, savants et influenceurs, patrons et financiers, par les dispositifs numériques institutionnels de contrôle… Mais si le numérique accroît les capacités d’intervention de tout un chacun, il semble bien qu’il développe plus vite encore la complexité du monde ainsi livré aux initiatives plus ou moins déstabilisatrices des uns et des autres. Car dire que les médiations (les institutions) sont remises en cause, c’est dire aussi qu’elles sont rendues impuissantes. Pour l’exprimer en termes médiologiques, difficile d’organiser la matière, quand la matière c’est le numérique. « Réseaux : après l’utopie » ? Mais Internet ne saurait inspirer quelque utopie que ce soit car pour le meilleur et pour le pire il donne un terrible coup de vieux aux projets de société. Disparus des programmes des partis, ils ne motivent plus guère ce qu’il reste d’intellectuels organiques : quand chacun se découvre en train de « faire société », qui oserait la ramener avec son petit projet personnel d’ingénierie sociale ?