Hybridations
À quoi s’ajoute un autre effet, qui n’est pas non plus sans lien avec le numérique, même s’il tend à se généraliser à des domaines qui lui semblent étrangers. D’abord mise en évidence dans les médias (un média numérique hybride la presse, la radio et la télévision), puis à propos du politique, de l’identité, de la monnaie, ou encore des comportements en matière de médecine et de santé, l’hybridation se propage au point de devenir un lieu commun de l’époque. Les prothèses hybrident la technique et le vivant tandis que la robotique de son côté se « biologise » ; l’industrie (l’automobile, par exemple) hybride à tout va ; les biotechnologies jouent avec la barrière des espèces ; l’art et le body art renchérissent ; les identités et les opinions naguère incompatibles coexistent… La convergence a déjà trouvé son sigle : vous avez aimé les NTIC ? Vous adorerez les NBIC (nano, bio, informatique, sciences cognitives). Surveillez notamment le nano : il nous promet de faire à la matière, inerte ou vivante, ce que le numérique a fait à l’information.
En conséquences, si le XXe siècle se voyait (se voulait) sans frontières, le XXIe lui sera au mieux trans-frontières, car la démangeaison identitaire les fait proliférer. Et il devient même nécessaire d’en établir de plus étanches, contre l’effet réseau, pour bloquer, par exemple, la propagation des virus [6] ou celle des créances pourries.
De ce point de vue, c’est l’Europe qui est dans le coup. À défaut de former un improbable corps politique, l’Union européenne apparaît comme une chimère politique – à ceci près que de l’antiquité (mythologie) à nos jours (biotechnologies et body art) la chimère conquiert son droit à l’existence. Les acteurs de la construction européenne seraient bien avisés de renoncer à « unifier » ce qui ne demande qu’à être « harmonisé », comme le dit dans sa très grande sagesse le président de la Cour européenne des droits de l’homme, à propos d’un droit européen… hybride : « La Cour a toujours tenté, depuis cinquante ans, d’harmoniser la protection des droits de l’homme, pas de l’unifier, précisément pour laisser une marge d’interprétation aux États. Une synthèse se crée, la Cour prend ce qu’il y a de meilleur dans chaque système [7] ». Que n’a-t-on suivi son exemple en matière monétaire : un euro monnaie commune nous eût sans doute valu moins de déboires qu’un euro monnaie unique à l’heure où se multiplient les monnaies locales.
Décidément, ceci (le nouveau) ne tuera pas cela (l’ancien), car cela peut trouver dans ceci de quoi s’offrir un coup de jeune. Voyez, entre autres, le solaire et les éoliennes remis au goût du jour par la technique et la production industrielle ou encore, dans un tout autre registre, la réhabilitation du plagiat… Et risquons pour finir un pronostic : le recyclage serait à l’ère nouvelle ce que le progrès fut à la précédente, étant entendu que le progrès peut lui-même être recyclé.