Les intermittences de la fraternité
Les médiations politiques peinent à se faire oublier. Entre la volonté du citoyen, les idées qui la motivent, et la décision s’interposent non seulement des dispositifs proprement politiques (les institutions, l’appareil d’État, les partis et leurs militants…) mais encore les médiateurs de l’opinion, les « médias » comme on les appelle justement. Démocraties et dictatures diffèrent à bien des égards, c’est entendu. Les premières jouissent de conquêtes chèrement acquises telles l’État de droit, le suffrage universel, la liberté des médias, le pluralisme des partis, etc. Mais pour ce qui est d’entendre et pas seulement de recueillir la voix du citoyen, les différences sont moins éclatantes. C’est pourquoi les leçons encore incertaines des insurrections 2.0 s’adressent également à nous.
En dictature, le citoyen est absenté ; en démocratie, il travaille à temps partiel, intermittent de la politique, avec ses moments fraternité, comme dit Régis Debray. La nation, on la plébiscite tous les jours mais implicitement, sans donner de la voix et il est bien naturel que nos délégués s’occupent à notre place des affaires publiques puisque l’État c’est nous. Outre que la mobilisation permanente a laissé quelques souvenirs douloureux, le citoyen, avouons-le, n’est pas mécontent d’être dispensé de politique. Il peut ainsi sacrifier à d’autres occupations tout aussi gratifiantes et mieux rémunérées dont certaines, mondialisation oblige, s’organisent du reste par-dessus les frontières en relation avec d’autres citoyens à temps partiel. Ce qui ne fait pas de vous un traitre pour autant.
Grâce aux médias modernes nous sommes de surcroît tenus en permanence informés. D’un autre côté, les anciens médias s’étaient arrogé un véritable monopole d’accès à l’expression publique. Que l’on soit simple citoyen, intellectuel patenté, PDG, chef de parti ou même président de la République, il fallait en passer par eux pour être entendu. Certes, le monopole d’accès n’entraîne pas celui de l’expression : en principe, les médias ne prennent la parole que pour la donner, quitte à se réserver le dernier mot. Mais naguère encore, ils réglaient les horloges de l’attention (le « 20 heures » à la télévision) tout en dictant la mise en forme du message, parole et image. « La réussite médiatique vaut pour certificat d’aptitude professionnelle » : la formule de Régis Debray a le mérite de rappeler au passage la professionnalisation de l’activité politique, autant dire l’exercice d’une compétence dont serait dépourvu le citoyen ordinaire.
Le quatrième pouvoir serait-il pour autant devenu subrepticement le premier ? Ce n’est pas si simple. Le politique peut toujours espérer mettre au pas les journalistes en activant un autre monopole, celui de l’État sur la violence légitime, mais ces procédés offensent la démocratie où la légitimité doit être légalement sanctionnée. Si l’existence d’un vaste secteur public de l’audiovisuel offre une tentation permanente au pouvoir en place, d’autres modes d’influences plus subtils se dessinent lorsque d’autres protagonistes, les oligarchies économiques et financières, entrent dans la partie. On sait que de grands capitaines d’industrie et autres barons de la finance exercent volontiers leur esprit d’entreprise dans le secteur des médias.
Une récente affaire survenue outre-Manche dans une démocratie exemplaire suggère que le soutien d’un patron de presse à un parti peut se révéler encombrant. Ailleurs, un autre parti espèrera tirer profit de ses connivences idéologiques ou de moins honorables avec des journalistes, influenceurs influencés : hélas, les résultats des élections (en France par exemple, sous la Quatrième et la Cinquième) montrent que ces espérances son souvent déçues. Si même un Berlusconi, à la fois politicien, grand communicateur, patron d’entreprises médiatiques et financier finit par perdre la main, à quoi se fier ? Quant à l’affaire Murdoch, elle peut se lire comme un traité de médiologie appliquée. À quoi bon détenir tous les atouts quand le jeu se trouve démodé ?