De quel nous les réseaux sociaux en ligne sont-ils le nom ?
Internet et les RSL sont-ils de droite ou de gauche ? A supposer que la question ait un sens, on associerait volontiers progrès technologique et progressisme. Un hacktiviste ne ressemble guère à un barbon réactionnaire mais pas davantage à un skinhead. Pourtant, il semble bien qu’aux États-Unis, les conservateurs aient tiré le meilleur parti des technologies de l’information, en dépit de la e-campagne d’Obama, des discours exaltés du démocrate Al Gore sur la société de l’information avant sa conversion à l’écologisme.
L’explication tient peut-être déjà à une carence de représentation. Longtemps, les grands médias nationaux, surtout la presse à l’image du New York Times ou du Washington Post, étaient plutôt à gauche (« liberals [4] ») . Frustrés de représentation médiatique nationale, des mouvements conservateurs auraient les premiers misé sur l’Internet, à la fois comme support de propagande et comme instrument tactique de mobilisation. Du coup, les ploucs (grassroots) disputeraient efficacement l’Internet politique et le terrain aux hacktivists sophistiqués. Si le mot ne trainait pas autant de connotations péjoratives, on oserait dire que l’Internet politique serait spontanément « populiste », recours des mal représentés, en commençant par les extrêmes de l’éventail politique [5], avant de se recentrer.
Mais la question du temps, de l’attention durablement accordée par le citoyen aux affaires de la cité reste déterminante. On l’oublie dans les moments forts, en situation insurrectionnelle par exemple, mais elle trace sans doute une limite aux avancées démocratiques portées par les RSL. Car l’intervention efficace dans le débat public requiert au moins trois ressources : la motivation, certaines compétences et du loisir, tout aussi déterminant dans l’hypersphère qu’il l’était à l’époque où Aristote en faisait une condition de la citoyenneté. Place donc aux anciennes et nouvelles minorités agissantes jouissant de temps libre, aux dépens des éternelles majorités silencieuses affairées ou distraites. Et gare aux jeunes chômeurs s’ils ont encore les moyens d’employer leurs loisirs forcés.
A propos de compétences on remarquera que les cyber-activistes forment un groupe singulier où le « jeune mâle techno » est à l’évidence surreprésenté par rapport au reste de la population. Certes tout le monde, les vieux, les femmes, et même les littéraires qui formaient jadis les bataillons de l’intelligentsia, peut faire usage des outils bricolés par les citoyens.net. Mais le médiologue ne sous-estime jamais l’influence de ceux qui conçoivent et opèrent les outils. Reste à savoir quel biais idéologique est ainsi, le cas échéant, introduit dans la démocratie en ligne.
On peut aussi se demander quel genre de corps politique produisent au juste les RSL. Renverser une dictature, très bien, mais après ? La mobilisation est une chose, la délibération démocratique en est une autre. Simone Weil qui ne savait rien des réseaux en ligne a parfaitement formulé le problème :
« L’usage même des mots de démocratie et de république oblige à examiner avec une attention extrême les questions suivantes : comment donner aux hommes la possibilité d’exprimer parfois un jugement sur les grands problèmes de la vie publique ? Comment empêcher, au moment où le peuple est interrogé, qu’il ne circule à travers lui aucune espèce de passion collective ? Il est impossible de parler de légitimité républicaine si on ne pense pas à ces deux points. » [6]
Risquons une hypothèse : à plus long terme, c’est pas leur capacité à nourrir les aspirations à l’existence politique des communautés locales ou d’affinités que les RSL pourraient s’attaquer à l’emprise des appareils d’État. Au sein d’un Internet planétaire et présumé sans frontières, ces réseaux se révèlent en effet très localisés : on y fréquente surtout ses proches. Sauf, justement, en période révolutionnaire où l’on y accueille entre autres les membres des diasporas exilées. En d’autres termes, les RSL peuvent donner une portée inédite au principe de subsidiarité (laisser un groupe aller au bout de ses compétences avant de décider à sa place) surtout s’il se combine avec un effet wiki et que les « capacités augmentées » des acteurs repoussent le seuil d’incompétence des groupes subordonnés.
Même ainsi localisé, le réseau ouvre les démocraties cantonales exposées au campanilisme à des affinités électives sans frontières. Dans cette perspective, il peut aussi conférer une dimension politique à des communautés (ethniques, religieuses, idéologiques, etc.) dispersées en consolidant leur identité…
Nous, le réseau ? Entre globalisation et fragmentation, il semble bien que la configuration du monde se complique à l’ère des réseaux, avec l’hybridation des identités et des nous : ceci fécondera cela. On a cru à tort que le réseau abolit les frontières alors qu’ils favorise au contraire, paradoxalement, leur prolifération en les rendant franchissables, en permettant à chacun de cultiver des allégeances et des identités multiples, naguère incompatibles. Et peut-être, du même coup, à retrouver du goût pour le self-government. Il n’est pas impossible que la vieille Europe, avec des vingt-sept nations à ce jour, ses quelque trois cent cinquante régions dont plusieurs revendiquent l’existence politique, ses milliers de communautés natives ou immigrées, ses diasporas répandues sur tous les continents et ses institutions tellement imparfaites – en un mot : ingouvernable – constitue un intéressant terrain d’expérimentation.