Ce qui ne les tue pas les rend plus fort
Les médiateurs de l’information et du pouvoir ne se contentent pas de résister ; ils inscrivent la menace dans leurs propres stratégies et les plus avisés font en sorte d’enrôler l’internaute. Il ne suffit pas de capter son attention, de l’influencer, de le convaincre, de le contraindre, on peut aussi employer utilement ses capacités et ses initiatives. À ce jeu, les médias se montrent plus performants que les politiques, mais les acteurs de l’économie et les sorciers du marketing ne sont pas en reste.
Mais d’abord, résister : discours sur les dangers de l’Internet repaire de nazis pédophiles incultes aux ordres de big brother, mises en gardes contre le « populisme en ligne », projets de « régulation » destinées à « civiliser l’Internet »… Fondées et légitimes quand elles se préoccupent de la protection de la vie privée, défendent les droits d’auteurs ou dénoncent de dangereux extrémismes, ces réactions dissimulent mal des motivations moins désintéressées pour protéger la rente, d’argent et de pouvoir.
Passons sur quelques indignations corporatistes sans lendemain contre Wikipédia. Il y a longtemps déjà que les intellectuels ont rendu les armes aux nouvelles cléricatures. Pour les médias, l’enjeu est plus considérable. À l’évidence, ils contre-attaquent avec un certain succès, même si les plus faibles ou les moins mobiles sont sacrifiés. Il suffit pour s’en convaincre de considérer le hit-parade des sites Internet les plus fréquentés où les grands médias ne sont pas les derniers. La stratégie se précise avec l’ouverture d’espaces d’expression destinés aux blogueurs, dont certains du reste sont des journalistes : ils y goûtent la liberté de ton propre à ce support peu guindé et y gagnent en prime un brevet de branchitude. Les autres sont en quelque sorte des supplétifs bénévoles, à la différence des premiers dont les compétences sont rémunérées. Les médias diffusent par ailleurs volontiers les contenus produits par tout un chacun équipé d’une caméra portable sur les lieux de l’événement. Enfin les plus audacieux journalistes s’émancipent du pouvoir entrepreneurial et financier en créant leur propre site [3], en d’autres termes une entreprise, laquelle, en cas de succès, devra bien trouver les ressources financières nécessaires à son développement. À moins qu’elle ne se vende avec profit à une autre entreprise de médias et la boucle sera bouclée.
Aux professionnels de la politique, le médium Internet apporte de la même façon des menaces et des opportunités. D’un côté, ils peuvent espérer s’affranchir des médias en accédant directement aux électeurs tout en protégeant leur propre monopole, celui que détiennent les partis pour désigner les candidats crédibles aux élections de quelque importance. De l’autre, ils peuvent craindre que le succès même de cette entreprise suggère au citoyen des idées de démocratie participative ou pire, de démocratie directe.
Institutions et partis politiques suivent donc, avec un temps de retard et pas toujours adroitement, les innovations socio-techniques : le site, le blog et désormais le réseau social. En visitant ceux que deux grands partis de la scène politique française ont mis en ligne, on repense à l’effet diligence. « Notre Internet n’est pas le leur »… et vice versa, ajouterait Pierre Dac : les auteurs de ce slogan réversible ne se sont sans doute pas avisés du caractère soit inquiétant soit naïf (plutôt naïf) de cette appropriation.
Mais la médiation capitale reste l’appareil d’État dont la conquête et la conservation est l’enjeu qui subordonne tous les autres. Programmes de campagnes et débats d’idées valent surtout par leur contribution à la bataille électorale qui livre la forteresse. Si l’on en doutait encore, les combats et les manœuvres qui ont pris le relais des insurrections arabes ont de quoi déniaiser les plus enthousiastes. Voir aussi la manière dont l’État US encourage et soutient l’usage des RSL à l’extérieur de ses frontières tout en s’efforçant d’en contrôler les initiatives à l’intérieur : ce qui est bon pour eux (Facebook) n’est l’est pas forcément pour nous (Wikileaks).
Comment ne pas s’interroger enfin sur le statut des réseaux sociaux en ligne dont les plus fréquentés (à l’exception de Wikipédia) sont des entreprises privées à but lucratif, les concurrents non commerciaux de Facebook, Twitter ou Google + n’ayant pas à ce jour fait leurs preuves. Leur objet social avoué est d’ouvrir et d’aménager un espace public commercial, c’est le client et non le citoyen qui est visé. Mais en démocratie, justement, le livre, la presse et la télévision sont le plus souvent logés à la même enseigne, ce qui ne les a pas empêchés d’accompagner les grandes transformations politiques, du XVIIIe siècle à nos jours : ceux qui font l’histoire ne savent pas toujours quelle histoire ils font. Que l’un des héros de la révolution égyptienne soit un directeur du marketing de Google, n’autorise nullement à douter de son engagement. C’est ainsi, commerce et démocratie vont souvent de pair ; le citoyen et le consommateur, l’un et l’autre autonome bien qu’influençable, font souvent bon ménage.
En somme, les RSL n’entrent en politique que par détournement d’usage, un peu comme le Club des Jacobins, matrice de la future cléricature républicaine anticléricale, détourna de son usage un… couvent. Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, serait pour sa part le lointain descendant de l’ingénieux patron de bistrot qui le premier aménagea sur la place du village la terrasse du Café du Commerce. A ceci près que ce village-là est « global » et qu’il offre aussi le service en échange de quelques informations sur vos goûts et vos fréquentations qu’il s’empresse de vendre aux marchands.